“La Conquête de la Navarre”

Enbata: Pour quelles raisons avez-vous décidé de publier un livre sur la conquête du royaume de Navarre?
Antton Curutcharry: Il m’a pa-ru nécessaire de rappeler à travers un livre, que cela fait 500 ans cette année que le royaume de Navarre a disparu des cartes européennes. Ceci n’est pas un événement anodin. À vrai dire, il s’agit d’une étape majeure dans l’histoire de notre région. Toute une période se termine avec la conquête de la Navarre. L’Europe occidentale quitte le Moyen Âge, les grands Etats royaux se forment peu à peu. De nombreux ouvrages existent sur le royaume de Navarre, la plupart étant écrits en espagnol. Mais ces dernières années, des recherches et des débats ont fait avancer les connaissances des historiens sur la période comprise entre la fin du XVe siècle et le début du XVIe siècle. Mon objectif est donc double. D’une part essayer de relater les faits qui se déroulent en 1512, en expliquant dans quel contexte ils apparaissent et quelles en sont les conséquences, et ensuite, faire un point le plus simple possible, dans un ouvrage au format accessible, de l’état actuel des recherches historiques.

Enb.: Que s’est-il passé exactement en 1512?
A. C.: Les faits établis par les historiens sont clairs. En juillet 1512, les armées des rois d’Aragon et de Castille pénètrent dans le petit royaume de Navarre et en entament la conquête militaire. Règnent alors à Pampelune la béarnaise Catherine de Foix-Béarn, souveraine légitime, et son époux, le gascon Jean d’Albret. Lorsque survient l’invasion, les rois n’ont d’autre choix que de fuir en Béarn, leurs forces n’étant pas en mesure de résister aux armées qui attaquent simultanément à l’Ouest et à l’Est. Impossible pour les Na-varrais de résister sur deux fronts en même temps, d’autant que leur système défensif n’est pas complètement opérationnel. Il a souffert, durant les décennies précédentes, d’une guerre civile qui a vu s’affronter deux factions nobiliaires, les Agramontais et les Beaumontais.

Enb.: À quoi ressemble la Navarre à cette date?
A. C.: En 1512, la Navarre a sept-cent ans d’existence. Le royaume a été fondé en 824 par Eneko Arista, un aristocrate vascon de Pampelune, et a survécu à la menace musulmane des IXe et Xe siècles. Au XIe siècle, il connaît un premier âge d’or avec Sanche le Grand. Au XIIe siècle, il prend peu à peu l’apparence qu’on lui connaît (Guipuzcoa, Du-rango et Alava sont perdus en 1200). Au XIIIe siècle, à la mort du dernier roi navarrais San-che le Fort, des dynasties ultrapyrénéennes montent sur le trône. Les comtes de Champagne, les rois de France puis les comtes d’Évreux y règnent tour à tour. Le petit royaume est alors modernisé, structuré. Un fuero général est établi, sorte de constitution traditionnelle qui compile les droits et les de-voirs de chaque groupe social. Il fixe aussi le caractère «pactiste» du pouvoir. Le roi n’est accepté par son peuple qu’une fois qu’il a juré de respecter ces fueros. Avec les Évreux, la Navarre du XIVe siècle connaît un second âge d’or que Béatrice Leroy a remarquablement étudié. Mais en 1425, il entre dans une période de turbulences. Le sceptre est usurpé par Juan d’Aragon en 1441. Une guerre civile éclate, qui l’affaiblit considérablement. Pour le plus grand bonheur des rois d’Aragon et de Castille qui rêvent de s’en emparer. Pourtant, en 1479, la dynastie de Foix-Béarn ceint la couronne et entame sa réorganisation. Les factions sont réduites, les fueros modernisés, le réseau des forteresses rebâti. Catherine de Foix-Béarn et Jean d’Albret s’entourent de juristes, la Na-varre se mue en royaume moderne, au sens historique du terme, et s’organise autour d’un pouvoir royal restauré qui se veut souverain, non plus féodal. Le roi impose son autorité partout et sur tous, il n’est plus seulement le seigneur des seigneurs. Cette évolution politique que connaît la Navarre est un phénomène qui à cette époque est visible ail-leurs en Europe. Malheureusement pour la Navarre, sa faiblesse internationale et l’ambition de ses voisins ne lui laissent pas le temps de se développer et de s’enraciner. L’élan réformateur et modernisateur est stoppé par la conquête.

Enb.: Tout ne se termine pas en 1512 puisqu’on parle encore d’Amaiur en 1522.
A. C.: En 1512, la partie est loin d’être gagnée pour les Castillans car les rois spoliés refusent la conquête. Trois contre-offensives sont engagées. Dans cette entreprise, la Navarre d’outre-ports (Ultrapuertos), la Basse-Navarre d’aujourd’hui, est une pièce maîtresse. La population y est majoritairement légitimiste et les seigneurs Beaumontais locaux, les Luxe, ont rallié les rois et leurs partisans agramontais, tandis qu’aux portes de Pampelune d’autres Beaumontais accueillent les Castillans. Ultrapuertos est aussi proche du Béarn, bastion des rois de Navarre qui sont princes de Béarn. Toutes les contre-attaques passent par Ultrapuertos qui, à chaque fois, se soulève contre l’occupant castillan. Les tentatives de 1512 et 1516 sont des échecs mais celle de 1521 est porteuse d’espoirs car Henry d’Albret, fils de Jean et Catherine, est parvenu à convaincre François Ier de l’aider. L’armée qui pénètre en Navarre au printemps 1521 est immense, composée de Navarrais légitimistes bien sûr, mais aussi de Béarnais, de Gascons et de corps d’armée professionnels français. La reconquête est rapide, facilitée par un soulèvement dans les grandes villes. Mais les capitaines français commettent l’erreur de poursuivre l’offensive au-delà des frontières navarraises. La réplique castillane est forte et les armées libératrices sont écrasées à la bataille de Noain en juin 1521. La Navarre est à nouveau perdue. À l’automne, 200 Navarrais fidèles s’emparent du fort de Maya (Amaiur) dans le Baztan et engagent une résistance désespérée. Le symbole est ma-gnifique car ils sont originaires de toutes les régions navarraises, depuis Tudela jusqu’à Hozta, et de toutes les couches sociales (no-bles, artisans, étudiants, juifs…). Face à eux se déploie une immense armée espagnole. Amaiur tombe en juillet 1522, la Navarre libre a vécu.

Enb.: Les commémorations de la conquête de la Navarre sont diverses, certaines créent la polémique. Pourquoi 500 après, cette histoire n’est-elle pas encore apaisée?
A. C.: Le problème vient du fait que l’on utilise politiquement aujourd’hui des faits survenus il y a un demi-millénaire. L’on veut justifier des choix politiques en se servant de l’Histoire. C’est à mon sens, une erreur. Par exemple, le gouvernement foral de Navarre passe vite sur les événements de la conquête pour souligner l’union heureuse qui en a découlé. La Navarre s’est intégrée à l’Espagne, lui a donné de grands hommes et a participé aux entreprises glorieuses de l’Espagne moderne et contemporaine. Il joint aussi aux commémorations celle des 800 ans de la bataille de Las Navas de Tolosa (1212) au cours de laquelle les rois péninsulaires unis (Castille, Aragon, Navarre) participent à une guerre considérée comme une croisade contre les musulmans. En rapprochant les deux dates, il essaie de démontrer que la Navarre est une composante de l’Espagne de toute éternité, que son destin l’amenait à s’unir aux autres royaumes chrétiens. Ce déterminisme historique est pour moi un non-sens. En 1212, Sanche le Fort ne sait rien des Évreux de 1425 ou des Béarnais de 1512.
À l’inverse, dans le camp opposé, certains appuient sur le caractère usurpatoire de la conquête mais se trompent lorsqu’ils expliquent que c’est l’Etat des Basques qui est détruit en 1512. C’est faux. Un Etat navarrais, oui, mais rien d’autre. Parmi les forces légitimistes se trouvent des personnages de la haute noblesse qui ne parlent pas l’euskara. Le sentiment navarrais qui semble naî-tre à l’époque n’est pas fondé sur la culture et la langue basques mais plutôt sur l’addition d’une fidélité à un souverain, d’un attachement à une terre et de la défense d’un modèle fondé sur les fueros. Un patriotisme, peut-être un pré-nationalisme navarrais sont en train d’éclore, mais ils n’ont rien à voir avec l’abertzalisme de Chaho ou d’Arana Goiri. L’historien Manex Goyhenetche parle de «tragédie des Basques» pour cette période parce que le royaume fondé par les Vascons, ancêtres des Basques, disparaît à cette date, mais aussi parce qu’en 1512, parmi les Castillans qui entrent en Navarre, se trouvent des Biscayens, des Guipuzcoans et des Alavais. Ces derniers font tomber Estella, dernier bastion de 1512. Les Guipuzcoans frappent les troupes de Jean d’Albret lors de sa retraite de 1512, s’emparant de ses 12 canons qui ornent le blason du Guipuzcoa jusqu’en 1979. C’est Iñigo de Loyola qui défend Pampelune pour l’Espagne en 1521 tandis que des Béarnais meurent pour la Navarre libre. Il n’y a pas d’unité des Basques contre l’Espagne à cette époque, au contraire…

Enb.: Quels enseignements sont à retenir des événements de 1512?
A. C.: L’Histoire nous montre le chemin parcouru. Pas celui qui reste à faire. Aux femmes et aux hommes de ce territoire de tracer aujourd’hui la route qu’ils veulent emprunter. 1512 est une date importante qui voit la Navarre indépendante disparaître. Mais 1512, c’était il y a longtemps et cela ne justifie rien aujourd’hui. Malgré tout, la Na-varre a perduré dans les faits car les Castillans n’ont pas supprimé son organisation administrative. D’autre part, le royaume re-naît de ses cendres dès 1529 dans un Ultrapuertos déserté par les Castillans. Ce petit royaume de Navarre existe jusqu’en 1790, date à laquelle les révolutionnaires français y mettent fin. On comprend pourquoi de-meure vif un caractère navarrais si particulier…

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