Et je regrette l’hiver parce que c’est la saison du confort

Hiver1On est à la fin du XIXème siècle quand Rimbaud regrette que l’hiver (1) soit devenu, déjà, la saison du confort, du dedans, du dedans des villes, du dedans des maisons. La saison, pour les citadins du moins, où tout est à l’envers : on n’a pas froid. On n’a plus jamais froid. L’inconfort à quoi il faut s’accommoder, Rimbaud le regrette. La neige, les intempéries qu’on subit. Qu’on accepte de subir. Au lieu de quoi, confort. On peut faire une lecture anti-bourgeoise du regret du tout jeune Rimbaud. Qui n’empêche pas cette lecture-ci : le regret de la perte de l’expérience et de ce qui cadence les temps de vie.

Ce n’est peut être pas si loin de ce que regrette, quelques décennies plus tard, Walter Benjamin : les vieilles personnes ne meurent plus à la maison, la modernité c’est ça, et avec ces morts impersonnelles et lointaines, c’est la fin des histoires racontées pour l’exemple, de quelqu’un à quelqu’un, c’est le début du roman – bourgeois, le roman, comme l’est devenu notre hiver. Mort du conteur et naissance du romancier.

Le cycle du jour et de la nuit, le retour des saisons, c’est bien sûr de la répétition, mais une répétition dans le changement. Une répétition liée au cycle de la vie. Tout à fait à l’opposé de ce phénomène qui consiste à chercher, jusqu’à la jouissance, le retour compulsif de ce dont la perte nous fait souffrir, le point d’origine. Cet automatisme de répétition-là, primaire, Freud l’a appelé pulsion de mort, c’est à dire pulsion de revenir au même, à ce à quoi on a été arraché. Lacan a ajouté que ce qui se répète, ne cesse de se répéter, c’est le réel, c’est à dire ce qu’on ne peut pas symboliser, ce dont on ne peut pas faire une lettre, ce pour quoi il n’y a pas de signifiant, ce qu’on ne peut nommer et qui bée à jamais.

La pulsion de mort se manifeste par de l’incapacité à changer. On s’identifie à ses états, à soi-même, on retrouve dans sa vie toujours les mêmes traces – ces tracas dont on ne sait pas qu’on ne veut pas du tout, en fait, se défaire. Rien ne bouge.

Quand on a la lettre, en revanche, on peut bouger, se métamorphoser. Quand on a la lettre on ne sait pas forcément ce qu’elle dit mais elle nous rend libre de changer. C’est dans le séminaire sur La lettre volée (2) d’Edgar Poe que Lacan explique ça, le ministre qui a la lettre volée perd son pouvoir et lui l’homme viril, ça y est, le voilà féminisé.
C’est magnifique : ce qui fait que je peux me déplacer pour de bon, ne pas craindre le changement, c’est que je possède une lettre qui est comme un petit vêtement. J’ai perdu le pouvoir dans lequel je m’érigeais tout seul, devant tous, du temps où je devais trouver ma liberté et donner du sens à ma vie, etc. Mais j’ai la lettre, le vêtement du mot, le symbole, et je peux l’échanger : j’appartiens à un groupe.

Ce groupe invente, plus ou moins, du rite, ce qui épargne de se poser la question du sens (3). Certes, la puissance, on la quitte, alors. Mais rendu à nos multiplicités, on craint moins de perdre la figure et l’identité. On accepte l’hiver, et d’être secoué par les rigueurs. Et de marcher plutôt que de prendre sa voiture. Et de voir mourir les vieux.

Changer, c’est ensemble – et ce n’est pas sans tenir un discours. Tenir un discours sur le monde, c’est avoir une idée sur le monde. Chaque fois, il est question d’une fabrication, d’une machine de monde à mettre en place. Une cosmogonie, c’est dire comment ont été érigées les montagnes, comment on a posé, fluant, les océans. Comment sinuent les rivières, comment les sources. Comment se couche le ciel par-dessus. C’est montrer la perfection close ou dire l’illimité. Pour Parménide, le monde est fermé et unique. Pour les atomistes, qui regardent les petites parcelles des choses tomber de haut en bas en un mouvement infini (et les parcelles rencontrent d’autres parcelles, de petites peaux, et cela forme des figures nouvelles, changeantes), le monde est illimité. La question de la finitude ne se pose pas avec angoisse. Tout est à recommencer.

Frédérique Ildefonse (4) suggère que si le discours écologique passe si mal, c’est peut-être que nous vivons un monde sans cosmogonie. Sans récit de la fabrication du monde qui soit en même temps un discours sur la cosmogonie, c’est à dire un système explicatif et un guide pour la pensée. En fait, nous vivons sans hiver. Pire, nous vivons sans volonté d’hivers. C’est vrai qu’à moins d’une volonté phénoménale, il est difficile de choisir l’hiver et ses inconforts. Changer, disions-nous.

Posons qu’il est possible de changer quand on est changé, quand la lettre, et non le fond, nous fait changer. Quand on perd un peu le pouvoir de décider, de se décider.

Au tout début de ses Métamorphoses, Ovide, le poète qui chante la joie incroyable des changements, en appelle aux divinités :

Je veux dire les formes changées en nouveaux
Corps. Dieux, vous qui faites les changements, inspirez
Mon projet et du début du début du monde
Jusqu’à mon temps, faites courir un poème sans fin.

Le poème qui célèbre les changements est sans fin. Le poème, au début du début, sépare mer et terres et ciel-qui-couvre-tout. Chaque chose est installée à sa place. On ajoute des fontaines, d’immenses nappes d’eau, des étangs, des fleuves descendants sur les rives pentues. Puis les plaines s’allongent, les forêts se couvrent de feuillage et enfin, avant que le ciel ne soit coupé en zones, chaudes, froides et tempérées, eh bien les montagnes pierreuses surgissent. Le décor est planté.

Bientôt, une histoire de changement exemplaire nous est racontée : comment Tiresias d’homme devint femme et de femme, homme de nouveau. Peut-être se souvient-on que c’est parce qu’il fut des deux genres que Zeus et Hera, couple divin, font appel à lui, Tiresias, et lui demandent de trancher la querelle qui les oppose : qui de la femme ou de l’homme connaît, dans l’acte amoureux, le plus grand plaisir ? Ovide écrit qu’on prend Tiresias, qui sera bientôt aveugle et prophète, comme arbitre en ce litige. En ce litige : de lite. C’est un terme de droit. Le même terme qu’utilise Ovide, au tout début du livre I, quand il montre la main d’un dieu trancher dans le litige du chaos (dans la querelle ?) pour ordonner les éléments et les mettre en bonne place. L’ordre, c’est kosmos, en grec.

Mettre de l’ordre dans le monde, savoir ce qu’on fait des océans, des montagnes, des glaciers, des zones du ciel, froide chaude et tempérée, du plaisir de chacun. Il est question qu’une main avertie, en qui on dépose un peu de sa puissance, tranche.

Le récit d’une cosmogonie est un discours sur la cosmogonie, sur le monde, sur la mise en ordre du monde que l’on veut. Comme la lettre, le droit (qui tranche), les lois (qui façonnent le droit) libèrent.

 

(1) Arthur Rimbaud, Adieu, Une saison en enfer.
(2) Jacques Lacan, La lettre volée. Ecrits, I.
(3) Lire là-dessus Frédérique Ildefonse, Il y a des dieux, PUF.
(4) Idem.

 

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Une réflexion sur « Et je regrette l’hiver parce que c’est la saison du confort »

  1. « Quant au mois de mars, je le dis sans aucune arrière-pensée politique, ça m’étonnerait qu’il passe l’hiver… »(1)
    (1) Pierre Desproges in Chronique de la haine ordinaire

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