Qu’aux 1000 GPII répondent 1000 Alternatiba

Julien Milanesi, économiste, maître de conférence à l’université de Toulouse.
Julien Milanesi, économiste, maître de conférence à l’université de Toulouse.

Nous publions dans ce numéro la deuxième partie de l’intervention de Julien Milanesi, économiste, chercheur et maître de conférence à l’université de Toulouse sur L’intérêt général en crise, faite à l’occasion du sixième Forum international sur les grands projets imposés et inutiles (GPII) qui s’est déroulé à Bayonne en juillet dernier.

Nos engagements s’inscrivent dans les territoires. Nous voyons, dans les lieux où nous vivons, l’ampleur des sacrifices à réaliser pour ces petits ou grands projets. En posant la question de l’utilité des projets, c’est l’intérêt général que nous interrogeons. Drôle de notion que l’intérêt général ! Nous en percevons la force, le caractère prescripteur, et pourtant, comme un mirage elle disparaît quand nous essayons concrètement de la toucher, de l’appréhender, de la définir. En effet, comme beaucoup de choses qui fondent nos communautés politiques, l’intérêt général est une fiction, qui n’existe que parce que nous y croyons tous, mais qui n’a pas d’existence en soi, pas de substance qui permettrait de le définir à priori. (…) Aujourd’hui, il n’y a plus un intérêt général sur lequel nous pourrions nous accorder, mais des intérêts généraux ou, autrement dit, plusieurs conceptions de l’intérêt général qui recoupent différentes visions du monde et de l’avenir. Le moment que nous vivons est celui d’une crise profonde de nos sociétés occidentales: crise économique, sociale, écologique et donc, politique. La crise, c’est étymologiquement, le moment décisif de basculement d’un état à un autre. Le moment critique. 4 Il nous incombe ainsi, à nous, humains de ce début de XXIe siècle de faire les choix sur ce que sera le monde dans les décennies et peut-être les siècles à venir. Et ces choix s’incarnent parfaitement dans les décisions sur les GPII:

• Sur la question écologique, pour commencer, pense-t-on qu’on peut continuer comme avant, avec les mêmes projets, en comptant sur la compensation environnementale pour limiter l’impact sur la biodiversité, sur le progrès technique pour réduire les émissions de CO2, sur la géo-ingénierie pour modifier le climat s’il venait quand même à s’emballer et, en dernier recours, sur le transhumanisme pour adapter l’homme à une planète qui ne serait plus vivable ? Ou, au contraire, pense-t-on que les enjeux écologiques nécessitent un changement profond de nos façons de produire, de nous déplacer, de nous loger, de nous alimenter, pour insérer nos activités dans la biosphère (la planète), ses lois et ses limites ? Auquel cas les projets destructeurs de biodiversité, consommateurs de terres agricoles et émetteurs de CO2 doivent être immédiatement stoppés.

• Pense-t-on que notre seul horizon économique est celui de la croissance, comme c’est le cas depuis deux siècles : croissance de la production matérielle, de l’extraction de ressources, croissance de la mobilité, de la vitesse, des trafics ? Et pense-t-on d’ailleurs, au-delà du souhait qu’on peut avoir sur le sujet, que cela est encore réaliste dans un contexte où la croissance dans les pays riches baisse régulièrement depuis plusieurs décennies ? (…)

• Pense-t-on, troisième choix, que la mondialisation libérale et la concurrence territoriale est une fatalité à laquelle il faut s’adapter en concentrant l’activité dans des mégapoles urbaines compétitives, attirant grâce à des infrastructures de transport qui répondent à leur besoin les nouvelles entreprises et la main d’oeuvre mobile et qualifiée? Ou veuton un modèle où les activités économiques, qu’elles soient agricoles, industrielles ou commerciales, sont relocalisées, diffusées sur les territoires, et tissent un réseau dense en liens sociaux ? Un modèle qui nécessite notamment des infrastructures de transports collectifs de proximité et de qualité.

• Pense-t-on que le développement territorial passe par la captation, par exemple sous la forme d’un complexe golfique pour clients fortunés, des revenus créés ailleurs ? Ou mise-t-on sur la création de dynamiques économiques endogènes, internes au territoire ?

• Veut-on un monde organisé pour les plus aisés d’entre nous, les élites mondialisées, les clients des complexes golfiques, en espérant que leur richesse ruisselle” (puisque c’est maintenant le terme consacré) jusqu’à ceux qui sont au bas de la pyramide ? Ou souhaite-t-on consacrer l’argent public aux transports et équipements de proximité, qui améliorent la mobilité du quotidien et du plus grand nombre ?

Ecologie, croissance, mondialisation, développement local, inégalités, voilà au-delà des questions techniques qui leurs sont propres, les enjeux fondamentaux qui traversent la plupart des GPII que nous combattons, voilà les choix que nous posons à travers nos luttes. Où se situe l’intérêt général parmi ces choix ? Il serait tentant de dire qu’il est de notre côté, et on voit bien la part d’intérêts privés qu’il y a dans les visions concurrentes. Mais je crois que ce serait une erreur que de considérer que nous ne faisons face qu’à des intérêts privés prédateurs. Il y a aussi, face à nous, des conceptions de l’intérêt général cohérentes, que nous devons prendre au sérieux pour les combattre efficacement.

Entrée de l’écologie en démocratie

L’intérêt général est donc en crise, tiraillé entre des conceptions radicalement différentes, et l’idée que je voudrais développer maintenant est que nous n’avons pas les institutions démocratiques permettant de résoudre cette crise, ce qui explique la montée en tension, en violence, que nous observons tous sur nos luttes. Je doute que la France Gaulliste ou Pompidolienne, sous laquelle a été lancée le programme autoroutier français, fut plus démocratique que ne l’est notre système politique actuel. Elle l’était même moins, à coup sûr, alors que n’existaient pas les procédures d’enquête publique ou de débat public. Mais à cette époque la question démocratique sur les grands projets ne se posait pas, tout simplement parce que ces décisions faisaient consensus (ou presque, si on compte les quelques visionnaires qui dénoncèrent très tôt les ravages des trente glorieuses). Lorsque tout le monde est d’accord, la façon dont on décide importe peu ! Aujourd’hui, ce consensus n’existe plus, et par notre engagement, nous mettons sous pression les institutions officielles chargées d’organiser la décision sur ces projets : débat public, enquête publique, déclaration d’utilité publique par le ministre. Ce cadre de décision est en train d’imploser sous la pression que nous lui mettons. Nous avons montré toutes les limites de la démocratie délibérative en jouant à fond le jeu des enquêtes publiques et des débats publics, nous sommes à présent entendus mais nous ne sommes qu’exceptionnellement écoutés. Cela bouge un peu, certes, comme en témoigne l’avis négatif de la commission d’enquête publique sur la LGV GPSO, ou notre audition à la commission Richard. Nous avons aussi joué le jeu juridique, en mettant souvent beaucoup d’espoir dans la plus haute juridiction administrative, le Conseil d’Etat, et nous avons découvert ce que me rappelait récemment un collègue professeur de droit public : son rôle est surtout de légitimer la décision publique. Cela bouge un peu également sur ce plan-là si on regarde les décisions récentes sur la LGV Poitiers Limoges et sur Sivens. Ces petites avancées témoignent d’après moi d’un basculement de la haute administration, notamment sur les projets de transport, qui en cohérence avec tout ce qu’elle a écrit depuis des années, est de plus en plus hostile aux nouveaux équipements. Cela doit être source d’espoir pour notre mouvement. Mais au final, malgré ces quelques avancées, nous avons finalement découvert, ou redécouvert en en faisant l’expérience, qu’au-delà de toutes les procédures de consultation et de recours, la véritable nature de nos institutions est verticale : c’est celle d’une démocratie représentative où la décision revient à des élus que le suffrage universel a doté du pouvoir de décider de ce qui était, ou pas, d’intérêt général.

Non au passage en force

Or cette redécouverte tombe dans un moment de défiance profond envers les élus: cumul des mandats, professionnalisation, corruption, abstention massive, renoncements, et j’en passe, contribuent à une délégitimation profonde de leur décision. Le roi est nu, et il nous est difficile de voir autre chose dans ces décisions que le passage en force : la décision est imposée, suspendue aux caprices de quelques caciques cumulards. Ce constat, nous emmène à ce paradoxe : nous avons des décisions d’une importance majeure à prendre, qui nous engagent collectivement pour des décennies, et nous n’avons pas d’institutions démocratiques suffisamment légitimes pour les prendre. La probabilité que cela dégénère est grande, et nous devons, je crois, y réfléchir sérieusement, pour agir de façon responsable. Mais le conflit peut aussi servir à régénérer la démocratie. Il n’y a pas d’ailleurs, ou il n’y a jamais eu, de démocratie idéale, celle-ci est toujours inachevée, toujours à construire. Et ici, dans cette histoire, ce dont nous sommes acteurs, je crois, c’est de l’entrée de l’écologie en démocratie. Nous sommes le mouvement social qui, aux quatre coins du pays, pose de façon concrète la question écologique, oblige la société à bouger, oblige à imaginer d’autres façons de décider afin que cesse la destruction progressive de nos milieux de vie. Nous créons du conflit là où il y en avait pas, et ce conflit doit pousser les institutions à changer. La démocratie sociale, qui reste très largement imparfaite, qui n’a notamment pas encore véritablement gagné le monde de l’entreprise, gère néanmoins aujourd’hui notre système de sécurité sociale. Elle est le fruit d’un siècle de conflits entamés dans les usines du XIXe siècle. Faisons en sorte que par les conflits que nous y menons, les territoires soient à la question écologique ce que furent les usines à la question sociale.

Cohérent et rassemblé

Centrés sur nos territoires, nous sommes un mouvement social décentralisé. Nous sommes 20 ici, mais 20 aussi là-bas, et làbas, et là-bas, et je crois que nous devons davantage oeuvrer à apparaître, comme nous le faisons aujourd’hui, comme un mouvement social cohérent et rassemblé. (…) Enfin, pour se battre contre le vieil imaginaire économique de la prospérité par la croissance, nous devons, je pense, proposer cet imaginaire alternatif, celui de transition écologique, montrer qu’il est réaliste et désirable. C’est à ça que s’attache depuis plusieurs années, le mouvement Alternatiba, qui est né à Bayonne, et qui a depuis essaimé partout en France et dans le monde. En cela, leur combat est aussi le nôtre et je terminerai en recyclant leur slogan : qu’aux 1000 GPII répondent 1000 Alternatiba! J.M.

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