Quelle souveraineté ?

Un territoire majoritairement pétrolo-dépendant pour son agriculture, son économie, ses logements, ses transports, son aménagement du territoire fonce vers le même type de mur, de crise programmée que celle traversée actuellement pour d’autres raisons par le modèle agro-alimentaire breton.

Je souhaiterais prolonger et approfondir ici l’échange amical que j’ai eu avec le maire de Carhaix et abertzale breton Christian Troadec lors d’un face à face filmé et retransmis en direct par Mediapart, au sujet de l’écotaxe et du mouvement des Bonnets Rouges. L’écotaxe que les Bonnets Rouges ont pris pour cible n’a rien à voir avec la crise sociale et économique que traverse actuellement la Bretagne. Michel Berhocoirigoin avait déjà remarquablement expliqué en 2012 dans Enbata la crise du modèle breton a travers celle du groupe industriel Doux.

Faillite d’un modèle agro-alimentaire

Le système agro-alimentaire, représentant un gisement d’emplois considérable en Bretagne, était condamné à connaître la crise actuelle qui jette à la rue des milliers de travailleurs licenciés. Globalement construit sur une logique de croissance des volumes et d’exportation de produits bas de gamme à faible valeur ajoutée, bénéficiant d’importantes subventions (PAC européenne) à l’export, il était évident pour n’importe quel observateur qu’il fonçait vers un mur qui n’a rien à voir avec l’écotaxe ou le reste de la fiscalité.

Ce mur est celui de la libéralisation de plus en plus avancée des marchés européens et mondiaux qui était porteuse de trois conséquences éminemment prévisibles pour le modèle breton:

1) d’autres régions et pays du monde allaient forcément être plus concurrentielles que la Bretagne sur ce marché mondial. Sauf à mettre en Bretagne les salaires et les conditions de travail au niveau de l’Europe de l’Est puis de l’Inde et de la Chine, elle était condamnée à perdre des parts de marché de plus en plus importantes ;

2) La spéculation mondiale sur les denrées alimentaires de base a mis à mal l’élevage breton en renchérissant le soja qu’il importe largement, ou encore les céréales qui constituent 50 % du prix de revient de ses volailles;

3) la réduction puis suppression programmée des “restitutions” (subventions à l’exportation sur le marché mondial, payées par le contribuable européen) a porté le coup de grâce notamment pour l’élevage de poulet breton. Celui-ci dépendait totalement de ce type de subventions, ce qui n’empêche pas les grands patrons de ce secteur de hurler au ras-le-bol fiscal ! Cette suppression n’était en rien une surprise pour eux puisqu’elle était décidée depuis une dizaine d’années et qu’on savait depuis bien plus longtemps encore (vers 1995 et les accords de Marrakech, à l’époque du passage du Gatt à l’OMC) qu’elle était inéluctable.

Foncer dans le mur….

Les grands patrons de l’agro-alimentaire breton et les responsables FNSEA n’ont pas levé le petit doigt pour mettre en place une politique de transition qui aurait permis le moment venu d’éviter la crise programmée. Au contraire, ils ont sciemment fait le choix de profiter jusqu’au dernier jour de ce système condamné, sans mettre en place le moindre plan B pendant ces longues années ou les profits accumulés leur en laissaient largement la possibilité. Il y avait vingt ans pour faire d’autres choix et entamer des transitions, en misant par exemple sur l’augmentation de la part de transformation locale (la Bretagne ne transforme qu’un tiers des porcs qu’elle produit, alors même qu’elle produit à elle seule 50 % des porcs français), les démarches de qualité et la capacité à reconquérir des parts du marché intérieur. Bref, en faisant le pari de la croissance de la plus-value des productions bretonnes plutôt que celle de son volume. Pour ne prendre que l’exemple des volailles, pendant que les productions standards bretonnes allaient au Moyen-Orient ou en Afrique se vendre à des prix cassant les petits producteurs locaux, la France -plus exigeante sur la qualité de ce qu’elle mange que de ce qu’elle exporte- importait 44 % du poulet qu’elle consomme. Résultat des courses : le poulet exporté représente une valeur de 1,4 milliards et celui qu’elle importe une valeur de 2,4 milliards. Et on ne compte pas ici l’immense gâchis en termes de transports, de pollutions, de bétonnage, de dérèglement climatique engendré par ces systèmes absurdes. On voit là tout le bon sens de ces gens prétendument responsables à qui nous confions en permanence le pouvoir politique, économique ou syndical paysan.

Bonnetsrouges…ou construire les transitions indispensables ?

Aujourd’hui, en focalisant la colère des milliers de travailleurs risquant d’être licenciés sur une écotaxe qui n’a même pas commencé à être appliquée, les grands patrons bretons réussissent un admirable tour de passe passe. Il leur permet de ne pas avoir à répondre sur leur terrible responsabilité dans cette crise dramatique pour les salariés et les paysans. Mais le fait pour les Bonnets Rouges et certains des travailleurs (notamment le syndicat FO) d’accepter cette cible-là pour exprimer leur colère traduit une erreur de diagnostic porteuse de solutions tout aussi erronées. Se battre pour le maintien de la gratuité du transport routier revient à reproduire exactement le même défaut d’anticipation que celui qui a causé la crise actuelle. Bref, cela condamne la Bretagne à connaître les même drames demain.

La souveraineté, un concept global

Vivre, travailler et décider au pays est un mot d’ordre que je partage absolument. Mais pour devenir une réalité et pas un simple slogan, il ne peut se restreindre au seul champ politique et institutionnel. Dans un contexte de mondialisation néo-libérale et sur une planète dont nous avons dépassé les limites matérielles et écologiques, la souveraineté doit également se penser en termes économiques, alimentaires, sociaux, énergétiques. Un territoire majoritairement pétrolo-dépendant pour son agriculture, son économie, ses logements, ses transports, son aménagement du territoire fonce vers le même type de mur, de crise programmée que celle que nous avons décrit plus haut concernant le modèle agro-alimentaire breton. L’explosion programmée du prix du pétrole et des énergies fossiles dans leur ensemble, que nous allons connaître d’ici quelques années, conduira à la faillite tous les systèmes construits sur l’utilisation abondante d’une énergie aujourd’hui bon marché. Comme cela aurait dû être fait il y a vingt ans dans le cas du modèle agro-alimentaire breton, il faut construire les transitions et les alternatives à ce système pétrolo-dépendant dès aujourd’hui et cela dans tous les domaines.

Les leviers de la transition

Un des outils permettant ce type de transition est justement la fiscalité écologique, qui agit sur deux niveaux :

1) elle contribue à réduire les avantages de compétitivité des modes pétrolo-dépendant (avantages du transport routier face au rail, de l’agriculture industrielle face à l’agriculture paysanne, des productions délocalisées face aux productions de proximité etc.) et facilite ainsi la transition tant que la fin programmée du pétrole facilement accessible et bon marché ne nous a pas encore plongés dans une situation inextricable.

2) elle permet de financer dès aujourd’hui les alternatives permettant à nos sociétés de faire face demain aux conséquences de cette fin programmée du pétrole facilement accessible et bon marché : transports collectifs, réaménagement du territoire, reconversion de l’agriculture industrielle en agriculture paysanne, reconversion et relocalisation de la production, isolation thermique des logements etc.

Même si elle était très mal ficelée, l’écotaxe s’inscrivait dans cette logique. La combattre au nom du caractère péninsulaire particulier de la Bretagne me semble aller contre la perspective de la souveraineté bretonne. Cela signifie en effet que le développement de la Bretagne doit continuer à dépendre de transports routiers bon marché en direction de Paris, de la France et de l’Europe.

Revendication d’avenir

Demander la suppression de l’écotaxe me semble donc reposer sur des logiques du passé, des logiciels dépassés. Alors que la revendication abertzale que l’on retrouve présente dans le “Vivre, travailler et décider au pays” des Bonnets Rouges est particulièrement en phase avec le monde de demain. C’est un logiciel compatible avec les modèles de souveraineté alimentaire, de sobriété et d’autonomie énergétique, de relocalisation des productions et consommations, de circuits courts de distribution, d’aménagement du territoire priorisant la proximité, de qualité privilégiée sur la quantité. Ce sont là les seuls systèmes qui résisteront aux évolutions que nous allons connaître très vite. C’est pourquoi le combat abertzale, basque ou breton est un combat d’avenir.

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2 réflexions sur « Quelle souveraineté ? »

  1. ALIENATION – L’aliénation des acteurs économiques de nos terroirs aux modèles auxquels ils ont à leur insu adhéré et se retrouvent pieds et poings liés désormais ne laisse hélas présager rien de bon : persister dans l’erreur jusqu’à ce qu’elle se transforme en réussite semble être leur horizon indépassable…une logique d’enfermement qui les rend ou les rendra schizophrènes et paranoïaques. Prêts à mourir pour une cause véritablement perdue.

  2. Mon cher Jean, tu es mal renseigné. Tout n’est pas perdu!

    Certains bonnets rouges à la suite de Troadec se rendront le 22 février prochain à la grande manifestation nantaise contre le projet d’aéroport (manifestation contre la signature préfectorale du 20 décembre de l’autorisation des travaux en ignorant délibérément les analyses et dossiers critiques de l’opposition..).

    Ce qui prouve que même des Bretons et Bretonnes sont capables de lever le nez de leur trimard et comprendre que ce que leurs patrons prônent (un grand aéroport international en Bretagne à Notre Dame des Landes) est une fuite en avant inepte… Faut se méfier des médias mainstream!
    Agur ou kenavo si tu préfères.

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