
L’Edito du mensuel Enbata
À la fin du 19e siècle, le New York Times s’effarait de l’apparition du téléphone, qui allait “vider les salles d’opéras et les Églises”. Au début du 21e, on s’effare plutôt de ne pas trouver de numéro de téléphone pour avoir un interlocuteur direct à contacter lorsque l’on rencontre un problème. À chaque époque son lot de craintes et de “c’était mieux avant” ? Après tout, ce n’est pas vraiment parce que les gens se sont mis à suivre les prêches par téléphone, peinards depuis leurs plumards, que les Églises se sont vidées. Le penseur de la technique Jacques Ellul, qui est né après le téléphone mais avant l’intelligence artificielle (IA), estimait que “La technique n’est jamais neutre. Elle transforme les sociétés, les comportements, et finit par modeler l’homme lui-même.” À quoi va-t-on donc ressembler ?
Car, qu’on le veuille ou non, la digitalisation galopante, renforcée par l’émergence de l’IA, est l’un des défis les plus importants posés à nos sociétés (ça tombe bien, on n’en avait pas assez avec le dérèglement climatique). Choisir son parcours universitaire, gérer son contrat d’électricité ou son dossier CPAM : tout se fait en ligne. Les algorithmes sont les nouveaux censeurs de notre bonne conduite : ils nous notent pour évaluer notre désirabilité sur Tinder ou notre potentiel de fraude à la CAF (mieux vaut, dans tous les cas, éviter d’être pauvre ou immigré), sans que l’on n’ait le moindre contrôle.
Conséquence : l’émergence d’un prolétarIAt, fait de ceux qui se retrouvent laissés de côté parce qu’ils ne maîtrisent pas les outils, ceux que l’âge ou la classe sociale a empêché de se former. Le prompt engineering (maîtrise des “prompts”, c’est-à-dire des requêtes formulées à l’IA générative) est désormais une compétence à indiquer sur un CV. Il y a une certaine ironie à écouter Isabelle de Courtivron, universitaire ayant passé sa carrière aux Etats-Unis et qui, à 70 ans passés, s’est investie à fond dans la campagne 2017 de Macron, témoigner du fossé dans lequel elle s’est embourbée lorsqu’elle s’est retrouvée avec une équipe de campagne biberonnée à la “start-up nation” et aux outils numériques. “Aujourd’hui, les personnes âgées qui ne savent pas se servir avec dextérité de toute cette technologie sont poussées, comme moi, hors de ce nouveau monde et condamnées à disparaître, comme tout ce qui est démodé.”
Est-on condamné à passer de mode ? Face à cette révolution, le Pays Basque compte (au moins) trois atouts et devra faire face à un défi. Premier atout : le premier réseau social d’Euskal Herria est celui de la rue. Aucune IA ne remplacera la discussion de comptoir le matin au café des Pyrénées ou les préliminaires de toute bonne conversation permettant de savoir si le Peio dont on parle est le fils à Iker qui habite à côté du fronton à Hazparne, ou celui de Garazi qui travaille aux PTT.
Deuxième atout : il foisonne ici d’espaces de socialisation et de politisation qui échappent à la digitalisation. Les fêtes de village tous les week-ends d’été, les festivals, les journées de mobilisation sont autant d’espaces physiques qui permettent de se former, d’échanger et de forger son esprit critique. Le potentiel rebelle des bords de route ou des ponts sur lesquels on déploie les banderoles va se décupler dans les années à venir, où il faudra pouvoir rentrer dans les esprits autrement que par des algorithmes concentriques qui donnent à voir aux individus ce qu’ils ont envie de voir. Troisième atout (d’une liste non exhaustive) : la possibilité qu’offre tout l’écosystème d’alternatives, du fournisseur d’électricité local Enargia à la monnaie locale Eusko, en passant par les ressourceries multiples, de s’extraire de multinationales impersonnelles et immatérielles et de trouver au coin de la rue une personne en chair et en os disposée à répondre.
Les atouts d’Euskal Herria se transforment en œillères s’ils nous font sous-estimer la perméabilité à l’extrême droite que permettent les réseaux sociaux.
Mais, quand on voit que le youtubeur d’extrême droite Papacito vient à Briscous faire la promotion de la marque de produits protéinés Brennos, la félicitant pour son “imagerie du Gaulois” (sic), il faut y voir plus qu’une alerte. Les atouts d’Euskal Herria se transforment en œillères s’ils nous font sous-estimer la perméabilité à l’extrême droite que permettent les réseaux sociaux. Ne pas laisser aux capitalistes l’exclusivité d’outils qui les rendent encore plus rapides (tout en n’occultant pas les questions environnementales, sociales ou éthiques qu’ils posent), ni aux réactionnaires le champ libre sur les réseaux en ligne est un défi. IA qu’à, faut qu’on.