
MILITANTES
Izena duenak izana du, ce qui se nomme existe. Elles assurent la logistique en base arrière ou sont en tête de proue, s’occupent des enfants ou d’une entreprise, suivent le collectif ou s’en émancipent, et parfois tout à la fois. Enbata souhaite, par une série de portraits, contribuer à rendre visible le rôle des femmes dans le mouvement abertzale. Chacune aborde son parcours personnel, entremêlé avec le combat collectif, sa vision de l’abertzalisme, la place des femmes dans le militantisme : chaque portrait est un point de vue, aussi subjectif qu’universel.
Cet épisode de la série « militantes » est illustré par Sabina Hourcade.
Un oiseau qui ne se laissera pas couper les ailes. Derrière ce sourire reconnaissable entre tous et qui pétille de gentillesse, Malika Abidallah résiste : elle n’hésite pas à enfermer ceux qui l’emmerdent dans une chambre froide, et a toujours refusé de se laisser mettre en cage. De Meknès à Bayonne, Malika fait rythmer danse et militantisme, dessinant une ode à la liberté et à la tolérance.
Hegoak
L’enfance de Malika est marquée par deux déchirements. Quitter le Maroc, d’abord, où elle est née en 1967 à Meknès. Elle a 12 ans environ quand son père, ancien combattant pour la France, fait venir Malika, sa mère, ses frères et sa sœur à Pau, où il travaille dans le bâtiment. Quitter sa famille, ensuite : à 16 ans, elle refuse un mariage arrangé et s’enfuit avec l’aide de la Sauvegarde de l’Enfance. Deuxième déchirement. Ses parents ne sont pas spécialement rigoristes, mais ce sont des choses qui se font. Jusqu’à ce que quelqu’un dise non. La rébellion de Malika ouvre ainsi la voie : sa sœur sera libre d’épouser qui elle veut.
“J’ai grandi avec l’idée que certaines choses étaient ‘normales’ pour une fille. Mais quand j’ai été confrontée à un mariage forcé, j’ai compris que ce qu’on appelait ‘normal’ pouvait être une forme de violence. Éviter ce mariage, c’était déjà un acte de résistance, même si je ne mettais pas encore le mot dessus. C’est plus tard que j’ai compris que ce que j’avais vécu, beaucoup d’autres femmes le vivaient aussi, parfois sans pouvoir y échapper.”
Le féminisme est pour moi une manière de ne jamais se taire,
de ne pas laisser les autres décider à sa place,
et de soutenir celles qui n’ont pas encore pu dire non.
Elle a beau se dire timide, pas question de se laisser faire. Le jour où le cuisinier du lycée professionnel essaie de la coller dans la cuisine où elle était partie chercher le goûter, elle l’enferme dans la chambre froide. Il y passera plusieurs heures. Bien sûr, c’est elle qui se fera virer une semaine. Mais après ça, au moins, il fera profil bas. Plus tard, au Patxoki, Malika rencontrera le féminisme. Avec Steph, Nath, Mari et les autres, elle fera partie des initiatrices du PAF en 2009. “Le féminisme est pour moi une manière de ne jamais se taire, de ne pas laisser les autres décider à sa place, et de soutenir celles qui n’ont pas encore pu dire non.”
Appartenir à un “nous”
Bayonne était loin d’être une évidence pour Malika : la petite Paloise se figurait un territoire criblé de bombes, en proie à une guérilla urbaine. Mais pour la Sauvegarde de l’Enfance, c’était ça ou la Corse. Va pour le Pays Basque, c’est plus près de Pau. Elle s’installe dans un foyer à Mirasol, suit une formation, vit de petits boulots. C’est comme ça qu’elle commence comme serveuse dans le bar “Laminak”, rue Poissonnerie. Le temple du rock, fréquenté notamment par des militants basques. Les appréhensions de Malika tombent au moment des mobilisations contre Jean-Marie Le Pen : elle est rassurée de voir que ces militants basques défendent aussi les immigrés, qu’il suffit de parler quelques mots de basque pour être intégrée. Elle commence alors ses premières mobilisations, à EHZ, puis Lurrama (près de vingt ans après, elle y est bénévole chaque année), participe à Bizi! dès son lancement. Elle troque Vanessa Paradis pour la scène punk et rock, découvre les fêtes de village, qu’elle trouve extraordinaires, déambule libre aux Fêtes de Bayonne. Terrorisée de perdre sa carte de séjour, elle trouve malgré tout le courage de refuser quand la police fait pression pour qu’elle devienne leur indic.

“D’origine marocaine, je portais en moi une peur ancienne, celle dont on hérite sans la nommer : la peur d’être de trop, de déranger, d’être pointée du doigt. Je ne savais pas encore ce que militer signifiait. Ma première manifestation, c’était contre l’extrême droite : j’étais venue sans repères, juste avec ce feu discret, mais tenace, quelque chose entre la colère et l’élan. Autour de moi, des visages que je connaissais peu, mais il y avait en commun cette tension partagée, cette détermination silencieuse. Et là, dans la rue, j’ai compris que militer, ce n’était pas seulement dire non. C’était dire ‘je suis là’, et se découvrir, petit à petit, appartenir à un nous.”
Langage commun
Celui que Malika devait épouser avait quinze ans de plus qu’elle. Une ascension sociale : elle venait d’une famille pauvre, il était riche. Elle n’aurait pas forcément rompu les fiançailles si, un jour, il ne l’avait pas giflée, refusant qu’elle aille danser à un mariage. “Toi, mon coco, plus jamais tu me revois.” On n’empêche pas Malika de danser.
Enseigner la danse orientale au Pays Basque,
c’est comme tracer des lignes invisibles entre mes racines et cette terre qui m’accueille.
La danse devient un langage commun,
où chaque geste est une passerelle vers l’autre.
La danse, donc, comme fil conducteur, des mariages berbères au Maroc où elle dansait avec son père, aux fêtes de village basques. Elle commence petit à petit à donner des cours à la MJC du Polo, qui lui finance des stages à Paris où elle se forme pour être professeure de danse. Saint-Jean-de-Luz, Garazi, Urt : elle sillonne Iparralde et, la première, y introduit la danse orientale, jusqu’à ouvrir son studio à Bayonne. Elle se fait un point d’honneur à ce que chacune y trouve sa place, quels que soient l’âge, l’origine, le corps.
“Enseigner la danse orientale au Pays Basque, c’est comme tracer des lignes invisibles entre mes racines et cette terre qui m’accueille. La danse devient ce fil tissé entre deux mondes, une manière de ne jamais oublier d’où je viens, tout en fusionnant avec ce pays et son histoire. À travers mes élèves, je cherche à ouvrir des fenêtres, à les inviter à regarder au-delà de ce qu’ils connaissent. La danse devient un langage commun, où chaque geste est une passerelle vers l’autre.”
Chaque année, elle organise des spectacles avec ses élèves, parfois en soutien à une cause, de Euskal Herria Burujabe en passant par les droits des femmes iraniennes. En 2012, le spectacle se tenait au théâtre de Bayonne. Chaque tableau rendait hommage aux figures féminines historiques : Simone Veil, Simone de Beauvoir, Isadora Duncan, Oum Kalhtoum, Feiruz, la Kahina. Elles ont dansé à guichet fermé.
Ya Rayah
En 1993, quand Malika lance la danse orientale en Iparralde, Rachid Taha chante “Ya Rayah” : le Pays Basque découvre la musique châabi et ce titre mythique sur l’exil. Est-ce que Malika se sent abertzale ? “Je suis une fusion. Je suis basque, marocaine, berbère, de culture française. Je ne vais pas oublier mes origines. Je veux bien m’intégrer, mais pas me désintégrer.” Elle rit.
En 2021, elle s’est tournée vers Alda pour avoir du soutien pour demander la nationalité française. La peur, qui ne l’a pas quittée, augmente avec les scores du Rassemblement national, et elle veut se protéger. Un comble : elle a beau être fille d’ancien combattant, mère de deux enfants français, seule de sa fratrie à ne pas avoir été encore naturalisée, et pourtant elle essuie un refus. Alors qu’elle travaille à temps partiel pour s’occuper, entre autres, de sa mère âgée et de son frère lourdement handicapé, on lui reproche des “ressources insuffisantes et trop peu stables.” Il faudra une mobilisation collective des membres d’Alda, de plusieurs représentants associatifs en passant par des élus, pour obtenir gain de cause. Malika est désormais une fusion avec une carte d’identité française.
À l’école maternelle où elle travaille le midi, un petit garçon qui sait à peine parler s’est un jour planté devant elle en lâchant un énigmatique “Bardella”. Signe d’une ère délétère. Alors à son échelle, Malika agit. Pour montrer tout ce que les enfants d’immigrés font de positif. Pour ouvrir des ponts. Récemment, le collège Manex Erdozaintzi Etxart de Seaska à Larzabale a invité Malika pour leur semaine “IALA”, une semaine de travail sur la tolérance qui permet aux élèves de découvrir d’autres cultures. Après un temps d’échange, ils ont dansé. Un moment très fort. Et si on ne demandait finalement rien de plus ? Pouvoir, encore, danser ensemble.

Magnifique portraît. Sympathique cette série, aussi simple qu’essentielle.
Réjouissant !