
L’exposition Memoriaren basoak, Forêts de mémoires au musée San Telmo de Donostia, questionne la façon dont les régimes autoritaires construisent les traces de leur action pour asseoir leur pouvoir de contrôle social. Comment l’empreinte et les traumatismes qu’ils laissent façonnent-ils nos sociétés, suscitent des tensions, hier comme aujourd’hui ? Des artistes s’en emparent et révèlent des phénomènes qui nous traversent.
Le voyage proposé commence par une vidéo quasi silencieuse : une vieille dame interrogée par sa petite-fille refuse de répondre aux questions sur la Guerre civile (1936-1939). Nous sommes face aux effets de la répression et ses traumatismes, de la difficulté à transmettre à la jeune génération. Le vide, l’absence terrassent le visiteur : « Visages bons au feu, visages bons au froid, voici le vide qui vous fixe…». La même salle présente un grand pan de mur sur toile, avec une série de portes, provenant d’une ancienne « prison-modèle » de Valence désaffectée en 1993. Deux artistes, Patricia Gómez et M. J. Gonzalez ont pendant un an collecté documents, objets et témoignages pour conserver les traces de vie qui s’y sont déroulées.
L’exposition se poursuit par une longue série de dates affichées en frise sur un mur : chacune correspond à une journée invisibilisée de la « Transition démocratique », durant laquelle se sont produites des violences mortelles promues ou tolérées par le gouvernement espagnol. Est ici dénoncée une politique de l’oubli. D’autres œuvres s’inspirent de l’architecture des prisons, la forme des modules pénitentiaires. Découpées au laser, des maquettes de projets de centres de détention au XIXe siècle, révèlent l’élaboration d’une science pénitentiaire chargée de surveiller et de punir. Les graffitis recueillis sur les murs de ces établissements sont autant de témoignages d’un besoin inné de dire et de s’accrocher à la vie. N’est pas loin le « Register », résister en occitan, gravé par Marie Durand, l’irréductible protestante enfermée pendant 38 ans dans la Tour de Constance à Aigues-Mortes.
Carte de l’Espagne
« Cartographie passée sous silence », œuvre d’Ana Teresa Ortega montre une douzaine de lieux où sévit la répression : casernes, écoles, couvents, arènes, citadelles, prisons, sites de travaux forcés. La plupart sont aujourd’hui dépourvus de toute plaque commémorative, leur fonction passée est ignorée. Répond en écho « Urte askotako, pour de nombreuses années », collection photographique de monuments érigés à la gloire du franquisme et dont le devenir déclenche des controverses, comme récemment à Iruñea.
Sur le sol, une carte de l’Espagne réalisée avec des pierres et autres fragments de dalles qui couvraient d’innombrables fosses communes. Elles étaient placées par les familles des victimes pour protéger les cadavres et signaler les lieux. Cartographie douloureuse d’un Etat et de son histoire. Amaia Molinet présente plus loin un pan de mur construit en pisé, une argile recueillie sur des lieux qui furent le théâtre de la sanglante répression en Navarre. « Chacun montre son sang, votre mort va servir d’exemple », comme l’écrivit Paul Eluard.
Dans le catalogue de l’exposition, on lit un récit de l’anthropologue américaine Jacqueline Urla. Elle raconte sa recherche dans les archives judiciaires des traces de son grand-père fusillé en 1936 par les Requetes navarrais et de sa grand-mère Margarita Elizondo. Pour obtenir un certificat de décès de son mari et éviter la confiscation de ses biens, elle dut admettre que sa mort était la conséquence, non pas d’un assassinat hors de toute légalité ou d’un coup d’État, mais du « Alzamiento del glorioso Movimiento nacional », soulèvement du glorieux mouvement national franquiste. Elle signa ainsi un document ayant pour en-tête : « 1939, año de la victoria ». Contrainte par un juge de se poser en suppliante et de cautionner la version du pouvoir, cela nous rappelle quelque chose dans le Pays Basque d’aujourd’hui, le repentir exigé. Le besoin de soumettre, de signifier « la servitude volontaire » est une constante.

Les matériaux documentaires de la contestation sont brièvement exposés. Leur recueil et leur conservation au prix de multiples risques, par la fondation Lazkaoko Beneditarren fundazioa, dès 1970, apparaît comme un moyen de résister aux récits hégémoniques et un engagement en faveur d’autres futurs possibles : « Hommes réels pour qui le désespoir alimente le feu dévorant de l’espoir ».
Lettres d’adieu que des preso envoient à leurs familles, témoignages audiovisuels de la vie derrière les barreaux, coupures de presse sur le procès pour avortement de onze femmes de Basauri en 1976, fragment du journal franquiste Arriba sur « la rancœur des femmes laides », héritage du regard misogyne et répressif que les femmes ont eu à affronter… sont autant de traces d’un système chargé d’affaiblir un tissu socio-politique et communautaire, en rééduquant toute dissidence.
Plantes les plus résistantes
Achevons cette description non exhaustive par l’œuvre étonnante de Paula Valero : « Manifestation végétale/herbier résistant ». Elle est réalisée à partir de diverses plantes, « les mauvaises herbes » qui croissent aujourd’hui sur des fosses communes de la région de Valence où vingt femmes furent assassinées. Ces herbes folles sont les plus résistantes, elles poussent sans demander la permission, elles persistent et reviennent même lorsqu’on les arrache : « Les femmes, les enfants ont le même trésor de feuilles vertes de printemps et de lait pur ». L’herbier fait écho à celui réalisé en prison par Rosa Luxembourg, du fait de son opposition à la première guerre mondiale.
Memoriaren basoak montre comment un régime autoritaire se maintient grâce au déploiement de différents moyens de domination et de contrôle social. Même le tyran a besoin d’un rhéteur, d’un sophiste, pour offrir un relais de parole à son entreprise de séduction et d’intimidation. L’État fait appel aux institutions telles que tribunaux, centres de détention, mais aussi écoles, casernes, églises, asiles, hôpitaux qui deviennent des instruments de pouvoir. Il met en avant certains faits et en efface d’autres.

Face à cela, tensions, luttes et formes plurielles de résistance s’organisent. En une sorte de polyphonie, les différentes propositions artistiques de l’exposition rappellent des dates dont on ne se souvient pas, commémorent des épisodes passés sous silence, comptent les jours de disparition, établissent des généalogies, introduisent des images d’événements et de personnages qui ont été exclus des récits officiels. D’autres nous confrontent aux sols, aux géographies, aux murs et aux monuments avec lesquels nous coexistons et qui conservent des mémoires latentes.
Par le regard de quelques artistes, voici remis en question les politiques de l’oubli et de silence, les formes de censure et d’autocensure qui façonnent le présent. Quelles empreintes subsistent, comment sont-elles assumées ? Qui contribue à les couvrir et à les découvrir ? Quels récits et quelles contestations suscitent-elles ? Memoriaren basoak appelle à penser l’histoire comme un verbe qui se conjugue toujours au présent. Entrer dans les forêts de la mémoire, c’est pratiquer cette conjugaison de l’histoire. L’art ici remplit une fonction révélatrice et dévoilante, il crée des fissures.
Comme un goût d’inachevé
Le déroulé de Memoriaren basoak rend compte en filigrane des trois phases qui marquent le XXe siècle : la glorification de la « croisade » et du régime franquiste, l’amnistie au goût d’amnésie et enfin la réécriture mémorielle avec la réhabilitation tardive des vaincus, les Républicains. Ce va-et-vient fait encore l’objet d’intenses débats politiques, au gré des changements de majorités gouvernementales.
A cette approche, manque en ce qui concerne le Pays Basque, une quatrième phase : celle de la poursuite de la lutte armée et du combat d’émancipation nationale avec son cortège de répression et de guerre du récit. Sans doute, le sujet était-il trop polémique pour que cette exposition en fasse état. Un puissant lobby monte la garde et impose son approche univoque, celles des victimes du « terrorisme ». On se souvient de la censure qui avait affecté en 2016 l’exposition « Giltzapekoak, notes sur la réclusion » au centre culturel Koldo Mitxelena de Donostia. Pour les espagnolistes, la présentation d’œuvres réalisées derrière les barreaux par des prisonniers politiques basques était intolérable. Michel Foucault, présent par ses travaux dans cette exposition, dut se retourner dans sa tombe.
Memoriaren basoak laisse donc une impression de déficit, comme un goût d’inachevé: elle ignore comment un Etat met en œuvre d’immenses moyens pour réduire à néant une dissidence dans la « Zona especial norte ». La plupart des victimes basques de tortures ou tombées sous les balles policières ou para-policières, sur les lieux mêmes des crimes, sont invisibilisées. Sur fond de question nationale non résolue, l’histoire est d’abord écrite par les vainqueurs. Encore en 2025, les puissants enterrent certains récits du passé qui les affaiblissent et les accusent. Cette obsession amnésique masque leur peur, mais « quiconque oublie le passé ne saurait lui échapper ».

Iparralde est absent de cette présentation au musée de San Telmo. Et pourtant, même dans nos trois provinces, le débat sur la mémoire et l’oubli mérite d’être ouvert. La réalisation le 26 avril à Baigorri d’une fresque présentant les six militants d’IK tombés pour leur patrie entrebaille cette porte.
Plusieurs citations semées dans cet article proviennent du poème de Paul Eluard La victoire de Gernika
https://www.bilketa.eus/ikuskatu/testu-hautatuak/la-victoire-de-guernica-paul-eluard-1938