
Un an après la tentative de passage en force de réforme du corps électoral calédonien et les affrontements qui s’en sont suivis, les négociations se poursuivent. Devant la porte entrebâillée par Manuel Valls, indépendantistes et frange loyaliste radicale s’opposent.
Il y a un peu plus d’un an, la Nouvelle-Calédonie sombrait dans le chaos à cause d’un projet de loi constitutionnelle projetant, contre l’avis des indépendantistes, d’élargir le corps électoral pour les scrutins locaux. Les affrontements ont entraîné la mort de 14 personnes et ravagé l’archipel : 500 entreprises auraient été détruites à plus de 75%, 15.000 emplois perdus pour une population de 290.000 habitants, et la perte de PIB est estimée de 10 à 15%. Pour être passé en force à deux reprises sur le dossier calédonien – en maintenant l’organisation du 3ème référendum en 2021 malgré la crise du Covid et en voulant imposer le dégel du corps électoral par la suite – le Président Macron a ruiné les avancées lentement construites dans le cadre des accords de Matignon en 1988 puis de Nouméa en 1998 qui avaient réussi à ramener la paix sur l’archipel. C’est à Manuel Valls, nommé ministre des Outre-mer en décembre 2024 au sein du gouvernement Bayrou, qu’a incombé la lourde tâche de construire un nouveau projet sur ce champ de ruines.
L’ancien Premier ministre a toujours paru avoir pour le dossier calédonien un intérêt sincère qui tranche avec l’opportunisme politique sans scrupule dont il est d’ordinaire familier. Cet intérêt remonte à sa formation politique aux côtés de Michel Rocard quand ce dernier négociait les accords de Matignon. Il avait notamment accusé Macron d’avoir « mis à terre trente-six années de dialogue et de progrès » et dénoncé son « entêtement imbécile, irresponsable et criminel » sur la tenue du 3ème référendum et le projet de dégel du corps électoral. Il est en tous cas évident que la frange dure des loyalistes l’a d’emblée considéré comme un adversaire ; dès son arrivée sur l’archipel en février dernier, le député loyaliste et ancien rapporteur du texte sur le dégel du corps électoral Nicolas Metzdorf l’a violemment pris à partie. Valls est toutefois parvenu à amener toutes les forces politiques de la Nouvelle-Calédonie autour de la table des discussions, pour la première fois depuis 2021.
La proposition de Manuel Valls consiste en un projet de « souveraineté avec la France » qu’il a proposé début mai aux différents partenaires, réunis pour l’occasion en « conclave » à huis-clos pour en débattre. Ce sera « un accord ou le chaos » avait averti le ministre qui estimait son projet propre à « conjuguer les aspirations divergentes à la pleine émancipation et au lien structurant avec la France ». Le texte prévoit de transférer à l’archipel les compétences régaliennes comme la monnaie, la défense ou la diplomatie, mais « avec délégation immédiate de ces compétences » à la France. Il évoque également l’instauration d’une double nationalité française et néo-calédonienne et l’accès à un statut international (mais pas de représentation à l’ONU).
Ce projet de « souveraineté avec la France »
rappelle clairement le statut de libre association reconnu par l’ONU
comme l’une des trois modalités de décolonisation,
aux côtés de l’accession à l’indépendance
et de l’intégration à un État indépendant.
Ce projet de « souveraineté avec la France » rappelle clairement le statut de libre association reconnu par l’ONU comme l’une des trois modalités de décolonisation, aux côtés de l’accession à l’indépendance et de l’intégration à un État indépendant. C’est par exemple le statut des îles Cook ou de la Micronésie. Si le terme de libre association (ou d’indépendance-association) n’est pas lâché, c’est d’une part pour ne pas effrayer les loyalistes, mais également parce qu’il évoque le plan Pisani qui s’était soldé par un échec. Proposé en 1985, avant les accords de Matignon, ce plan proposait un statut d’indépendance-association à la Nouvelle-Calédonie. Il avait été rapidement rejeté, notamment par les indépendantistes qui n’avaient pas été associés à la démarche et estimaient donc qu’il ne pouvait pas s’agir là d’un projet de décolonisation sincère.
Lors du « conclave« , la frange dure des anti-indépendantistes emmenée par Les Loyalistes de Sonia Backès, la présidente de la province Sud, et Le Rassemblement-Les Républicains a opposé un contre-projet à la proposition de Valls : accorder le statut d’indépendance-association aux seules provinces du Nord et des Îles, mais garder dans le giron de la France la province Sud, la plus riche et la plus peuplée, qui se séparerait pour l’occasion de certaines communes indépendantistes. Backès veut « un espace dans lequel on est protégés, majoritaires, dans lequel on peut prospérer en sécurité et mettre en place le modèle de société auquel on croit ». Un modèle qui ressemble furieusement à un régime d’apartheid : pour l’ancienne secrétaire d’État du gouvernement Borne, les civilisations kanak et européenne sont « comme l’huile et l’eau » et ne peuvent se mélanger…
Ce contre-projet a été immédiatement repoussé par les indépendantistes : « Le traitement différencié des Calédoniens du Nord, du Sud et des Îles n’est pas notre option, nous, on parle d’une nation unie et solidaire », a ainsi rétorqué le député du FLNKS Emmanuel Tjibaou. Manuel Valls a également balayé d’un revers de main cette proposition qui « contrevient au principe d’une Calédonie une et indivisible telle que la prévoient l’accord de Nouméa et notre Constitution ». Sonia Backès et les anti-indépendantistes radicaux en ont tiré la conclusion que « Valls est venu pour nous larguer » et semblent se radicaliser chaque jour un peu plus. Ils ont même chahuté Marine Le Pen lors de sa visite dans l’archipel pour avoir évoqué la possibilité d’un autre référendum dans quarante ans. Sans surprise, ils ont provoqué l’échec du conclave en s’en réjouissant ouvertement : « grâce à l’abnégation et à l’unité des loyalistes et du Rassemblement-LR, ainsi qu’aux relais de leurs soutiens métropolitains, aucun accord n’a été signé ».
On peut tirer deux enseignements de ce communiqué. Le premier, c’est qu’il désigne en creux les parties qui acceptent de travailler sur la proposition de « souveraineté avec la France« . Du côté des non-indépendantistes, la formation modérée Calédonie ensemble se montre depuis des années sensible à une formule de libre association, et déplore l’attitude de la droite loyaliste : « chez nous, renoncer au consensus, c’est renoncer à la paix ». De même, l’Éveil océanien, petite formation qui défend les intérêts de la communauté wallisienne et futunienne, soutient “l’indépendance, mais avec un lien fort avec la République française, matérialisée par une loi fondamentale calédonienne qui serait nichée au sein de la Constitution française”.
De son côté, et après des mois de fortes tensions marquées par le retrait de l’UNI-Palika de la gouvernance du FLNKS, le camp indépendantiste s’est montré uni pour soutenir ce projet. Pour le FLNKS, « l’État a franchi un pas dans sa responsabilité et ses engagements devant les Nations unies de décoloniser le pays. [De plus, cette proposition] a pu recevoir l’aval de la majorité des délégations représentées et constitue une base de travail pour le consensus recherché. » Il y a donc une forte majorité (plus des 3/5 du Congrès de Nouvelle-Calédonie) en faveur de ce projet.
Le deuxième enseignement que l’on peut tirer du communiqué loyaliste vient tempérer ce constat optimiste. En effet, il sous-entend que « les soutiens métropolitains » de la droite loyaliste sont influents. C’est effectivement le cas puisqu’outre Bruno Retailleau, les principaux responsables de la crise actuelle, à savoir Lecornu, Darmanin et Macron lui-même, sont sensibles aux revendications loyalistes. Alors que la droite loyaliste demande la démission de Valls depuis l’échec du conclave, Nicolas Metzdorf s’est rendu à l’Élysée pour demander à Macron « de prendre la main sur le dossier calédonien », ce que le chef de l’État s’est empressé de faire en déclarant quelques jours plus tard : « nous tiendrons dans les prochaines semaines un sommet à Paris pour pouvoir rassembler toutes les parties prenantes ». Comprenant qu’on cherchait à le marginaliser, Valls a immédiatement répondu : « celui qui s’occupe, à la demande du chef du gouvernement, du dossier de la Nouvelle-Calédonie, c’est le ministre des Outre-mer. C’est moi. Il n’y en a pas d’autre ».
« Je ne pense pas que [le conclave soit] réellement un échec.
Nous n’avons pas finalisé d’accord politique, c’est vrai. Mais ce n’est pas fini. »
Si aucun accord n’est trouvé dans les jours qui viennent, les élections provinciales devront se tenir avant le 30 novembre, avec le corps électoral actuel, ce qui n’est évidemment pas dans l’intérêt des loyalistes. Cela les convaincra-t-il de reprendre les négociations ? Emmanuel Tjibaou semble encore l’espérer : « je ne pense pas que [le conclave soit] réellement un échec. Nous n’avons pas finalisé d’accord politique, c’est vrai. Mais ce n’est pas fini, l’ensemble des acteurs politiques se sont exprimés pour indiquer qu’ils poursuivront les discussions ».