Garzon la chute

Victime de son propre système

Plus on tombe de haut, plus du-re est la chute. Celle du juge Garzón illustre bien l’adage. La carrière de l’ex-chouchou des medias espagnols s’est arrêtée en ce 9 février où la Cour suprême l’a condamné à 11 ans d’interdiction d’exercer et à 2.520 e d’amende. Motif: le juge a bafoué les droits de la défense en faisant procéder à des écoutes illégales des avocats dans l’affaire Gurtel. Le juge s’intéressait à ce vaste réseau de corruption liée à la droite espagnole. Les attendus du jugement, rendu à l’unanimité des sept juges, ne sont pas tendres pour le très médiatique juge de l’Audiencia nacional, tribunal d’exception crée en 1977 en remplacement du tribunal de l’ordre public du régime franquiste: il a utilisé «les méthodes des régimes totalitaires».
Jugement sévère en effet. Pour la Cour su-prême, Garzón a délibérément, «de façon drastique et sans justification» porté atteinte aux droits de la défense. Il a ordonné l’é-coute des conversations entre Francisco Correa et Pablo Crespo, emprisonnés dans l’affaire Gurtel, et leurs avocats. L’arrêt se poursuit en des termes très étonnants: «il a ravalé le système judiciaire espagnol qui, en théorie, présente les garanties constitutionnelles et légales propres à un Etat de droit, au rang d’un système politique et de procédures qui ont eu cours à d’autres époques». Le tribunal lui reproche d’avoir, non seulement utilisé «des méthodes d’un autre temps, mais aussi similaires à celles des ré-gimes totalitaires d’aujourd’hui». Pratiques de régimes pour qui «tout est licite dès lors qu’il s’agit de collecter des informations ayant un intérêt pour l’Etat». La Cour suprême taxe Garzón d’arbitraire: dans l’affaire en question, «des présomptions de culpabilité existaient à l’encontre des prévenus mais pas des avocats».
Néanmoins, s’il réaffirme que les conversations entre prévenus et avocats ressortent du domaine privé, l’arrêt de la Cour suprême précise qu’il peut y avoir des exceptions à la règle dans les affaires de terrorisme. Il faut donc qu’il y ait présomption de délit de terrorisme pour justifier les écoutes des conversations entre prévenus et avocats. Sage précaution sémantique de la Cour suprême: par cette phrase, elle couvre la pratique courante des écoutes dont les prisonniers basques font régulièrement l’objet dans les prisons espagnoles. On n’est jamais trop prudent.
Le juge Garzón a commencé à enquêter sur l’affaire Gurtel en 2009. Il soupçonnait l’existence d’un réseau de corruption lié au PP. Correa, chef d’entreprise et présumé responsable du réseau, est en prison. En re-vanche, deux responsables du PP, Francisco Camps, ex-président de la Communauté Valencienne, et Ricardo Costa, ex- secrétaire général du PP Valencien, mis en examen par Garzón, ont été blanchis par un jury po-pulaire.

Dans l’attente
de deux autres verdicts

Garzón fait l’objet de deux autres procès. Le premier concerne des émoluments qu’il a perçus pour des conférences données à New York en 2010 et qui seraient incompatibles avec son traitement de juge de l’Audiencia nacional qui lui a été maintenu malgré sa suspension en avril de cette année-là.
Le deuxième procès, plus périlleux, lui été intenté pour avoir entamé une procédure d’enquête sur les crimes du franquisme, alors que, pour la justice espagnole, ces crimes sont prescrits par une loi d’amnistie, votée après la chute du régime franquiste au nom de la «réconciliation nationale». Garzón doit répondre de l’accusation de «forfaiture» à la suite de la plainte déposée contre lui par l’association d’extrême droite, Manos Limpias, qui lui reproche d’être passé par-dessus la loi d’amnistie de 1977. On se souvient que Garzón avait requalifié les crimes de la période franquiste en «crimes contre l’humanité» qui, eux, sont imprescriptibles. Le procès s’est achevé la semaine dernière et Garzón est dans l’attente du verdict de la Cour suprême. Vingt ans d’interdiction d’exercer ont été requis. En raison des poursuites engagées contre lui, Garzón est suspendu de sa fonction de juge à l’Audiencia nacional depuis avril 2010, tout en continuant à percevoir son traitement.
On ne peut dénier à Baltazar Garzón, né dans une modeste famille andalouse, le mérite d’avoir grimpé tous les échelons du système judiciaire espagnol à la force du poignet. On sera plus circonspect sur son goût prononcé pour la médiatisation de son action. Depuis les années 90, Garzón a cultivé avec constance son image médiatique, à grand renfort de coups d’é-clats et de déclarations qui n’avaient souvent que peu à voir avec l’administration d’une justice sereine et impartiale. Il a plus d’une fois con-fondu justice, battage médiatique et ambition politique. Mais en 2009, la présence médiatique du juge vedette a pris une tout autre tournure: le juge est devenu accusé. En raison, précisément, des poursuites qu’il avait engagées dans l’affaire Gurtel impliquant le PP et dans celle des crimes de la dictature. Le système judiciaire d’exception qu’il a si fidèlement servi se retourne alors contre lui.

Rancune tenace

Le juge Garzón est arrivé à l’Audiencia nacional en 1988. Que cette instance fut le bras armé d’une justice d’exception ne lui causait guère d’états d’âme. Bien au contraire, il a vu là l’opportunité rare de laisser libre cours à des mé-thodes qui n’honorent pas un Etat de droit et qu’il a su médiatiser à son profit, avec un savoir-faire incomparable. Son ambition à l’époque est sans limite. Au début des années 90, il fait le siège du bureau de Felipe Gonzalez pour obtenir une place éligible sur les listes socialistes . Il l’obtiendra pour les élections législatives de 1993 et sera élu aux Cortes. Il ne cache pas son ambition d’être nommé ministre de la justice dans le gouvernement de Felipe Gonzalez. Mais il n’obtient qu’un secrétariat d’Etat à la lutte contre la drogue. Loin, très loin, de ses prétentions ministérielles. Au bout d’un an, il quitte le bureau où sa lutte contre les stupéfiants s’est heurtée à des obstacles inavouables et ne lui a pas permis d’atteindre le nirvana politique qu’il recherche. Et le PSOE, par la même occasion.
Le juge a la rancune tenace. De retour à son poste à l’Audiencia nacional, le voilà qui se met à enquêter sur les agissement du GAL, allant jusqu’à embastiller deux personnalités socialistes: Rafaël Vera, ex-secrétaire d’Etat à la sécurité et Jose Barrionuevo, ancien ministre de l’Intérieur, qu’il accuse d’être des responsables de premier plan de la guerre sale contre les indépendantistes basques, notamment dans la ro-cambolesque affaire Segundo Marey. Ces mises en examen ont un retentissement médiatique considérable et lui valent la réputation de juge intransigeant.
Garzón sait prendre le vent du changement politique. Le juge se rapproche du PP. Au cours des deux mandats d’Aznar (1996-2004) avec qui il travaille main dans la main, il cultive son aura de juge emblématique en s’attaquant sans répit à ETA et à la gauche abertzale. Il peaufine sa théorie du «tout ça c’est ETA» selon laquelle ETA va bien au-delà de l’organisation armée et que toutes les organisations légales de la gauche indépendantiste basque n’en sont que des succursales. En appliquant sa théorie, Garzón mène une croisade sans précédent, inimaginable dans tout autre pays démocratique, contre tout ce qui, de près ou de loin, s’apparente à la gauche abertzale. Il interdit les partis et les organisations politiques indépendantistes et ferme le quotidien et la radio Egin. De 1997 à 2009, il ouvre un nombre incalculable de procédures à l’encontre de la gauche abertzale —18/98, Haika-Segi, Batasuna, ANV, Udalbiltza…—, ferme Egunkaria et en-voie derrière les barreaux des centaines de personnes, militants ou pas, dont beaucoup seront blanchies ultérieurement *.
Sans état d’âme, il couvre l’usage systématique de la torture dans les commissariats et les prisons espagnoles. Des centaines d’incarcérés ont dénoncé devant lui les tortures subies pendant les périodes de maintien au secret de la garde-à-vue, sans que jamais il ne donne suite.

• De telles méthodes, contraires à l’Etat de droit, sont mises en œuvre et justifiées contre les luttes de libération nationales mettant en œuvre des moyens armés. Comme dans la France des «événements d’Algérie» ou celle de Charles Pasqua qui proclamait vouloir «terroriser les terroristes». Comme au pôle anti-terroriste du juge Bruguière disposant de moyens illimités. Comme pour les dérives inouïes de l’affaire d’Outreau, avec son juge d’instruction Fabrice Burgaud qui fut accusé de mettre en œuvre les méthodes de la justice anti-terroriste où il aspirait à siéger.

Erreur fatale

En politique avisé, Garzón a su renforcer son crédit auprès de la gauche espagnole et latino-américaine. Sa persécution des militants indépendantistes basques, les procédures d’enquêtes qu’il a entamées sur les disparitions et les assassinats perpétrées par les dictatures chilienne et argentine, ont fortement contribué à son aura auprès de l’intelligentsia de gauche et fait quelque peu oublier sa collusion avec le PP d’Aznar. Son mandat d’arrestation lancé contre Pinochet n’aura jamais de suite, mais il lui servira de caution morale auprès des penseurs estampillés à gauche.
Fort de ces faveurs politico-médiatiques Garzón se rêvait à la Cour internationale de justice de La Haye. Mais la Cour internationale n’était pas prête à accueillir un magistrat qui, de notoriété publique, passait beaucoup plus de temps à soigner son image médiatique et à fréquenter les bons restaurants, qu’à potasser ses dossiers. Son incapacité à prononcer un seul mot autre que dans sa langue maternelle ne l’aura pas servi non plus.
Au final, l’erreur de Garzón aura été de penser que, dans la poursuite de la reconnaissance médiatique qui l’intéresse bien plus que l’administration d’une bonne justice, l’aura nationale et internationale qu’il a su se forger suffirait à le rendre invulnérable. C’était oublier que dans un pays où la justice est aux ordres, où la police, l’armée, les organisations d’extrême droite, sont toujours garantes de l’impunité des crimes de la dictature, où l’économie souterraine, le travail au noir ou la fraude fiscale, relèvent de pratiques acceptées par tous, on ne s’attaque pas impunément à un système dans lequel le mot légalité n’a pas tout à fait le même sens que dans les autres pays démocratiques. Le voilà donc victime à son tour d’un système qu’il a servi avec fidélité et utilisé à son propre profit avec un sens peu commun de la mise en scène.
Le clap de fin de carrière du juge Garzón n’activera pas beaucoup de glandes lacrymales en Euskal Herria.

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