
Le 11 juillet, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) a entamé son désarmement. L’objectif : parvenir à la mise en place d’un confédéralisme démocratique libérant les peuples et classes opprimées. Interview de Mehmet Ali Dogan, anthropologue et spécialiste des conflits interculturels au Moyen-Orient.
Le 27 février dernier, Abdullah Ocalan, le leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) a appelé son organisation à déposer les armes après 40 ans de lutte armée. Initialement marqué par le marxisme-léninisme et revendiquant un État kurde indépendant, le PKK a évolué ; il se réclame aujourd’hui du confédéralisme démocratique et rejette le concept d’État-nation. Comment s’est faite cette évolution ?
La création du PKK en 1978 s’inscrit dans une dynamique qui remonte au coup d’État militaire de 1971 en Turquie. Le mouvement s’inscrivait dans une démarche marxiste-léniniste avec un fonctionnement vertical, et s’inspirait notamment du Vietnam qui, comme le Kurdistan – et le Pays Basque – était divisé entre plusieurs États ; le PKK, Parti des travailleurs du Kurdistan, est une référence au Parti des travailleurs du Viêtnam d’Hô Chi Min. En 1980, après un autre coup d’État en Turquie, la répression s’est accrue, la langue kurde a été officiellement interdite dans la vie publique et privée, et les méthodes du PKK sont devenues de plus en plus militaires avec par conséquent une hiérarchie très marquée. C’est vrai que le PKK est issu de cette tradition. Mais après la chute du mur de Berlin, le PKK a su faire participer de nombreux jeunes hommes et femmes kurdes, mais aussi turcs, arméniens, arabes, persans qui ont apporté d’autres idées. Les femmes ont joué un rôle très important. En 1998, le PKK préparait un congrès pour se transformer et s’éloigner de l’idéologie du socialisme réel afin d’opter pour le modèle de confédéralisme démocratique. C’est la raison pour laquelle Ocalan a été expulsé de Syrie, puis arrêté : un PKK qui se transforme en mouvement démocratique ne convenait ni à l’État syrien, ni à l’État turc.
Dans cette évolution vers le confédéralisme démocratique, qui promeut la démocratie directe, l’omniprésence de la figure tutélaire d’Ocalan surprend un peu…
En tant qu’anthropologue, je peux dire qu’il y a un phénomène assez universel : quand il y a un mouvement de revendication, qu’on le veuille ou non, une personne se met en avant et finit par croire qu’elle est extraordinaire, et l’attitude des autres nourrit cette croyance. Qu’on regarde Mitterrand par exemple, ou Pepe Mujica en Uruguay, ou le subcomandante Marcos des zapatistes du Mexique, ou encore Trump aujourd’hui… De ce point de vue, l’arrestation d’Ocalan en 1999 a beaucoup facilité l’horizontalisation du PKK. Le modèle de société construit depuis une douzaine d’années par les Kurdes au Rojava, au Nord-est de la Syrie, a également été une très bonne vitrine pour le modèle de confédéralisme démocratique.
« Le PKK a réuni son congrès qui est arrivé aux mêmes conclusions qu’ETA, les FARC ou l’IRA : on est au XXIe siècle, l’ennemi a des moyens militaires bien plus efficaces, il n’est plus possible de mener une guérilla dans les montagnes, et il n’est pas dans l’intérêt des peuples de mener des actions dans les villes, car il y aurait trop de pertes civiles. Par ailleurs, la lutte démocratique a beaucoup avancé, il y a huit millions de personnes qui votent pour des formations kurdes. »
Il n’empêche que tout le mouvement a profité du charisme d’Ocalan. Dans la région, on a besoin d’un dieu ! Le peuple kurde, c’est une population de 40 millions de personnes dont une grande partie vit dans une structure féodale où ce genre de mythe fonctionne. Les mouvements révolutionnaires s’appuient donc également dessus.
N’y a-t-il pas cependant un côté un peu vertical à ce qu’Ocalan lance depuis sa prison où il est en isolement depuis 1999 un appel à déposer les armes ?
La déclaration d’Ocalan s’inscrit en fait dans un processus en discussion depuis deux ou trois ans, mais pas publiquement. Il était préférable que ce soit Ocalan qui l’officialise afin d’éviter des scissions au sein du mouvement. Mais l’État turc a permis une communication entre Ocalan et les dirigeants du PKK. Le PKK a réuni son congrès qui est arrivé aux mêmes conclusions qu’ETA, les FARC ou l’IRA : on est au XXIe siècle, l’ennemi a des moyens militaires bien plus efficaces, il n’est plus possible de mener une guérilla dans les montagnes, et il n’est pas dans l’intérêt des peuples de mener des actions dans les villes, car il y aurait trop de pertes civiles. Par ailleurs, la lutte démocratique a beaucoup avancé, il y a huit millions de personnes qui votent pour des formations kurdes. Mais la lutte armée permet au gouvernement turc de créer un climat de polarisation entre les Kurdes « terroristes » et les Turcs qui fait que quand vous défendez le droit des peuples (kurde, arménien…), vous ne pouvez même pas parler dans la rue.

Avec l’arrêt de la lutte armée, le PKK espère donc faire avancer plus efficacement sa cause en Turquie ?
En défendant aujourd’hui le confédéralisme démocratique, le PKK ne cherche pas seulement la libération d’un peuple, mais celle des autres minorités et des classes opprimées.
« Le désarmement du PKK permettra de surpasser
la polarisation entre Kurdes et Turcs. »
Le désarmement du PKK mettra fin à la polarisation entre Turc et Kurdes, et entre Kurdes et Arabes. La fin de cette polarisation permettra au PKK de ne pas s’organiser uniquement dans les banlieues ou les villes kurdes, mais aussi auprès des Turcs qui sont victimes d’une désinformation totale. Il faut pouvoir communiquer avec les électeurs du gouvernement qui ne sont pas tous des fascistes, à travers les syndicats, les organisations sociales, les organisations de défense des femmes, la jeunesse, et parler de leurs problèmes réels… Une telle communication n’est pas possible en présence de lutte armée. Si l’appel à déposer les armes a bien été formulé par Ocalan, il émane des discussions qui ont eu lieu, pas uniquement dans le cadre du PKK, mais aussi et surtout avec les mouvements sociaux et politiques en Turquie.
Comment expliquer l’attitude conciliante de la Turquie depuis le début de ce processus ?
Nous sommes dans un contexte où les cartes du Moyen-Orient sont en train de changer avec la chute de Bachar el-Assad et l’arrivée au pouvoir des islamistes en Syrie, Gaza, les attaques d’Israël au Liban, le conflit entre Israël, l’Iran et les Etats-Unis… L’Iran est très faible. Imaginez que demain le gouvernement iranien tombe : les Kurdes étant très organisés, ils créeront tout de suite une structure autonome, comme ils l’ont fait en Irak après la chute de Saddam Hussein. La Turquie pourrait donc se retrouver entourée de structures autonomes kurdes en Iran, en Irak et en Syrie. C’est en raison de cette situation de faiblesse que l’État turc a essayé de trouver une solution. Le processus actuel n’est pas né à l’initiative du PKK, mais de l’État turc. C’est même le leader d’un parti nationaliste fasciste turc, le MHP, qui a officiellement ouvert la voie à des discussions en octobre dernier, alors qu’il refusait jusque-là ne serait-ce que de regarder dans les yeux les députés kurdes.

Comme en 2013, Erdogan poursuit des ambitions personnelles, en espérant obtenir le soutien des Kurdes pour un projet de révision constitutionnelle qui lui permettrait de briguer un troisième mandat, dans un contexte où la répression étouffe l’opposition, avec notamment l’arrestation du maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu. Le processus de paix se fera-t-il aux dépens de la défense de la démocratie en Turquie ?
Quand le maire d’Istanbul a été arrêté, le parti DEM, qui est très pro-PKK, a eu une prise de position claire et solidaire, et a participé à toutes les manifestations de protestation, de manière très active. Par ailleurs, il y a une dizaine de jours, une commission a été créée au Parlement, dans le cadre du processus de paix ; le DEM a insisté pour que la démocratisation et le vivre ensemble soient abordés par cette commission. Pour le DEM, la libération des prisonniers politiques doit inclure les maires arrêtés du parti d’opposition CHP. Au sujet du changement constitutionnel, le DEM a aussi pris une position claire : non à la réélection d’Erdogan. Le projet selon moi n’est pas de parvenir à une réélection d’Erdogan, mais d’arriver à une amnistie générale, qui va aussi inclure les délits d’Erdogan.
D’où sont susceptibles de venir les oppositions à ce processus ?
Puisque l’extrême droite, représentée par le MHP, soutient le processus, les principales difficultés en Turquie viendront plutôt de la nouvelle bourgeoisie, corrompue et mafieuse, islamiste, mais bien contente de commercer avec Israël, qui s’est développée depuis l’arrivée au pouvoir d’Erdogan au début des années 2000, et qui a pas mal de pouvoir, notamment au sein de la justice, de la police et de l’armée. Certains membres du gouvernement, sont issus de cette bourgeoisie et s’opposent au processus, comme le ministre des Affaires étrangères Hakan Fidan. Ce qui me rend optimiste, c’est la position des mouvements sociaux, qui sont très organisés en Turquie.

À l’étranger, l’Iran et Israël sont contre ce processus, car l’instabilité de la région sert leurs intérêts. Dans tous les cas, comme ça a été le cas avec ETA au Pays Basque où le processus a pris des années, il ne faut pas rêver non plus en pensant que tout sera réglé dans un an.
La commission parlementaire qui s’est mise en place va évoquer le sort des militants du PKK. Les Kurdes peuvent-ils espérer davantage que des mesures d’amnistie ?
Le PKK ne met aucune condition pour se désarmer. Si l’on met des conditions dès le départ, dans le climat de polarisation que j’ai évoqué, on va avoir une opposition des réactionnaires turcs. Il ne faut pas rentrer dans ce genre de processus avec une logique de gagnant/perdant, sinon on ne peut pas avancer. Cela dit, l’objectif est que la Constitution reconnaisse l’identité des minorités en Turquie. Sur le plan institutionnel, on cherche une décentralisation de la Turquie qui s’est construite sur le modèle centraliste et assimilateur français, et qui est un vrai cimetière de cultures. Mais la France s’est un peu décentralisée depuis les années 1980 ; cela conviendrait aussi aux Kurdes, aux Arméniens et aux autres pour commencer à avancer. Si l’on avait une région ou un département kurde, avec un président ou une présidente disposant de compétences sur l’éducation, la sécurité, etc. cela ferait avancer les choses. En procédant ainsi, les nationalistes turcs ne peuvent pas vous accuser de diviser le pays, et on peut aller de l’avant.
Le processus va effectivement de l’avant avec l’annonce, le 12 mai dernier, de la dissolution du PKK, et la tenue d’une cérémonie symbolique de destruction d’armes le 11 juillet. Un point d’achoppement a cependant émergé : pour la Turquie, l’appel d’Ocalan s’adressait aussi aux YPG, présentées comme la branche syrienne du PKK. Or Ocalan a récemment fait savoir qu’un tel désarmement ne serait possible que si les YPG parvenaient à un accord acceptable avec le gouvernement central syrien. La clé du succès du processus de paix se trouve-t-elle en Syrie ?
En majorité, oui. En Syrie, je suis très optimiste. Au Rojava, on parle d’environ 100.000 soldats, hommes et femmes, équipés et expérimentés, qui forment une armée régulière. Les Kurdes du Rojava ont dit qu’ils n’étaient pas concernés par l’appel d’Ocalan à déposer les armes. Ils ont passé le 10 mars un accord avec le gouvernement syrien selon lequel ils se déclarent disposés à intégrer l’armée nationale, mais en gardant une structure autonome dans leur région. Les opposants au processus en Turquie, comme Fidan, se sont opposés à cet accord et voudraient en terminer avec la résistance du Rojava mais ils n’y parviennent pas. Ni militairement, ni politiquement. En effet, dans le Nord-Est de la Syrie administré par les Kurdes, même les Arabes de la région souhaitent qu’ils restent car il s’agit de populations arabes laïques qui souhaitent vivre dans un système démocratique. La position de force des Kurdes en Syrie sera donc un levier pour obtenir davantage de résultats en Turquie.
Damas et les secteurs turcs hostiles au processus ont été contraints à accepter l’accord du 10 mars parce que le gouvernement syrien était en quête de légitimité après les massacres commis par ses forces de sécurité contre les Alaouites. Mais ils ont par la suite insisté pour que les militants kurdes intègrent l’armée individuellement et non pas comme structure. La nouvelle délégitimation du gouvernement syrien après les massacres commis contre les Druzes en juillet les contraindra-t-elle à accepter la revendication des Kurdes ?
Que ce soit pour le massacre des Alaouites ou des Druzes, les Kurdes ont eu une position très claire en dénonçant ces exactions et en démontrant qu’elles ont été commises avec l’accord du gouvernement syrien. Ces épisodes ont entamé le soutien américain au nouveau régime de Damas, car s’ils se multiplient, il est clair que la guerre civile est incontournable. Les Kurdes ont clairement fait savoir qu’ils allaient réagir en cas de nouvelles exactions ; ils ont d’ailleurs récemment affronté des forces islamistes à plusieurs reprises. Les Kurdes sont très bien armés et capables de combattre le gouvernement actuel qui est beaucoup plus faible qu’eux, malgré le soutien total de la Turquie. Ils ne cèderont donc pas sur cette revendication, ni d’ailleurs sur les autres. Par exemple, le nom actuel du pays, « République arabe syrienne » n’est pas acceptable. « République syrienne », d’accord, mais « arabe » seulement, pas question.
Comment le concept de confédéralisme démocratique, qui rejette le concept d’État-nation, permet-il d’envisager l’avenir du Kurdistan ?
Prenons un exemple. Certaines villes syriennes proches de la frontière turque, comme Afrin ou même Idlib, ont été, de fait, colonisées : les écoles, les banques, etc. sont turques. Les Turcs devraient en théorie se retirer selon l’accord, mais Fidan et ses soutiens veulent rester.
« Pourquoi pas dans cinq ou dix ans une confédération ou un système qui ressemble à l’Union Européenne pour réunir la Turquie, la Syrie, l’Irak et pourquoi pas l’Iran ? »
Les Kurdes de Syrie répondent que si la Turquie accorde une certaine autonomie locale aux Kurdes, leur reconnaît les libertés fondamentales, de fait, il n’y aura pas de problème pour se réunir avec la Turquie. Pourquoi pas dans cinq ou dix ans une confédération ou un système qui ressemble à l’Union Européenne pour réunir la Turquie, la Syrie, l’Irak et pourquoi pas l’Iran ? C’est ce qu’on défend : les États-nations dans la région ne servent à rien. Bon, on ne va pas en finir comme ça avec les États-nations, mais si on arrive à confédérer tous ces pays, ce sera au profit de tous les peuples opprimés, et cela donnera plus de force à la démocratie. L’objectif est donc de réussir à démocratiser la Syrie et la Turquie, de manière confédérale. Si on arrive à faire ça, de fait, on va se réunir. D’ailleurs, les Kurdes d’Irak qui étaient toujours en conflit avec le PKK, ont accepté cette démarche. La victoire au Rojava va donc permettre de rapprocher les Kurdes de Syrie et d’Irak, d’avoir plus de changement démocratique en Turquie et de réunir les pays qui occupent le Kurdistan.