Caroline Lugat déboulonne Napoléon

Le 14 avril 1814, combats à Bayonne, gravure de T. Sutherland et D. Havell.
Le 14 avril 1814, combats à Bayonne, gravure de T. Sutherland et D. Havell.

Loin de l’histoire officielle, son livre nous révèle un Pays Basque privé des moyens de se défendre efficacement et qui subit beaucoup. Euskal Herria sort éreinté de cette période. Bien que dépourvu de conscience nationale, il s’efforce de résister. Notre manière de marquer le bicentaire de la mort de l’Empereur des français.

Le mythe glorieux de Napoléon fait toujours florès en France, seul pays européen vouant un culte à un homme considéré ailleurs comme un envahisseur, un despote, un prédateur. Qu’en est-il de de son règne en Pays Basque ? C’est ce que s’attache à élucider Caroline Lugat dans son dernier livre.

Lorsque le jeune Bonaparte parvient au pouvoir, il s’attache à régler des questions qui chez nous comme ailleurs, fracturent le pays et poussent les habitants à s’opposer aux “acquis” de la Révolution française : le retour des émigrés —opposants politiques qui ont préféré l’exil— et celui des ecclésiastiques réfractaires qui ont quitté en masse Iparralde pour se réfugier au Sud ou plus loin. Leurs biens ont été souvent vendus ou pillés.

Amnistie, restitutions partielles et réconciliation sur fond de Concordat, assorties de serments de fidélité au gouvernement, visent pour le nouveau régime, à pacifier le pays.

Le pouvoir central a besoin de soutiens s’il veut perdurer.

La région de Bayonne qui n’est plus un port franc depuis 1793, vivote sur le plan économique, seule la pêche à la morue se maintient.

Napoléon réforme l’économie en créant la Banque de France, trois Bayonnais, Basterreche, Garat et Lafitte, jouent dans cette affaire un rôle fondateur.

Mais l’essentiel de la reprise provient de la guerre d’Espagne que Napoléon envahit pour contrer l’Angleterre, seule à lui résister encore. Comme plus tard lors des guerres carlistes, le conflit outre Pyrénées, la présence régulière de l’Empereur et de sa cour en Labourd, suscitent un “petit âge d’or” avec une intense activité économique.

C’est l’époque où Dominique Joseph Garat, en fin stratège, saisit l’occasion. Il entend faire profiter le Pays Basque de cette période troublée, propice aux reconfigurations politiques et institutionnelles. Il propose la création d’un Etat tampon, la “Nouvelle Phénicie”, regroupant les sept provinces. En vain. Avec la caution scientifique du grand linguiste allemand Wilhelm von Humboldt, Garat envisage une “co-officialisation” des langues françaises et basques. Toujours en vain. Institutions et revendications linguistiques… deux siècles plus tard, ces sujets sont encore à l’ordre du jour.

Bilan économique accablant

L’embellie économique est de courte durée. Rien ne se passe comme prévu, la guerre d’Espagne va devenir le bourbier, le tombeau de l’Empire. La présence française révulse l’opinion, en Hegoalde et dans le reste de la péninsule. Un monarque espagnol et le frère de Napoléon imposés tour à tour sur le trône, accumulent les erreurs, l’Anglais Wellington débarque, ses victoires s’enchaînent, dont celle décisive de Vitoria-Gasteiz. Après pillages et incendie, Donostia est libérée, Wellington pénètre en Iparralde. Les troupes impériales mal payées et démoralisées pillent et dévastent notre pays : il n’en peut plus de soutenir un effort de guerre sans précédent qui dure depuis des années. Les Anglais s’attirent la sympathie des populations, ils sont souvent perçus comme des libérateurs, en prenant soin de payer grassement le ravitaillement.

Le bilan des guerres napoléoniennes en Pays Basque est accablant. L’économie biscayenne est au bout du rouleau, le blocus avec l’Angleterre a ruiné les échanges et fait monter les prix sur les marchés. La Haute-Navarre ne commerce plus avec la France, les années 1813-14 sont dévastatrices pour les forêts et les cultures, la démographie baisse en Araba et Gipuzkoa. L’épidémie de la fièvre jaune venue de Cadix s’en mêle, les ports basques sont bloqués par le préfet. Existant déjà auparavant lors des guerres révolutionnaires, l’effort de guerre est devenu particulièrement pesant sous Napoléon, en particulier dans les régions frontalières comme la nôtre où les réquisitions de chevaux et de subsistances moyennant finances, sont très lourdes. Le pouvoir impérial rembourse, mais avec beaucoup de retard. Le maire de Mauléon s’alarme, il n’y a plus assez de grain pour les habitants. Napoléon est mécontent parce que Bayonne n’arme pas assez de navires, le maire lui réplique. Ciboure déplore les routes défoncées par l’acheminement du ravitaillement, du fourrage, du matériel de guerre et les cantonnements.

Documents d’archives à l’appui, Caroline Lugat nous dresse le tableau d’un pays éreinté. La population est obligée de participer aux travaux de défense. La guerre, avec le passage des troupes, draine le fléau des pillages et autres brigandages. Ascain est mise à sac le 11 novembre 1813, les habitants de Guéthary abandonnent leurs maisons brûlées, Biriatou voit ses habitations détruites, meubles et bestiaux sont perdus. A Arrast en Soule, toutes les réserves de nourritures des habitants sont réquisitionnées par l’armée et laissent la commune “au désespoir”. La retraite française provoque la panique et l’exode des habitants. Après Waterloo, “les récoltes sont insuffisantes pour toutes les Basses-Pyrénées. Les indemnisations prendront un temps infini et d’un montant très en-deça de celui espéré. La déportation et l’internement des Basques(1) ne seront indemnisés qu’en 1817, à hauteur de 10 francs par personne, une somme dérisoire”, précise Caroline Lugat. Pour leur ville “bien triste” où “les affaires vont toujours très lentement”, les Bayonnais espèrent que leur cité redeviendra un port franc, seul cadre juridique à même de relancer sa vitalité économique. Il n’en sera rien.

Notre droit privé victime de la “machine à hacher le sol

Les désastres de la guerre sont une chose, la remise en cause du modèle de société en est une autre. Le Code civil ou “code Napoléon” aura des effets dévastateurs. La juriste Caroline Lugat nous fait la synthèse des coups de boutoir que subit notre droit coutumier ancestral en matière successorale et les lourdes conséquences qui en résultent pour toute notre société. Grâce à la complicité de notaires qui trouvent des esquives juridiques, les familles basques s’efforcent de résister à ce rouleau compresseur, “machine à hacher le sol”, comme le qualifia Balzac.

En Hegoalde aussi, le Code civil espagnol s’appliquera. Il en sera question dès 1808, lors des discussions sur la Constitution de Bayonne d’inspiration napoléonienne, où les députés foraux du Pays Basque s’opposeront à la mise en oeuvre de ce projet. La formule de l’héritier unique s’appliquera jusqu’en 1889 et même au-delà. La saignée de la conscription fait partie des malheurs du temps. Comme dans toute société coloniale, ce qui intéresse d’abord le pouvoir, ce sont les ressources fiscales, les matières premières s’il y en a, et l’impôt du sang. Le service militaire obligatoire imposé en 1798 se fait à partir d’une liste et sur tirage au sort. Celui qui tire le mauvais numéro est considéré comme un homme mort. La conscription obligatoire est très impopulaire, l’empereur est qualifié “d’ogre”. Elle entraîne des résistances. Le dicton moqueur “Napoleon Bonaparte/Ehun zorri ta mila partz/Taloz ase ta zalapart !” date-t-il de cette époque ? Les pères envoient leurs fils en Amérique, d’autres usent de faux actes d’état-civil, antidatent leur mariage, détruisent les actes de baptême ou de naissance des registres d’état-civil, se mutilent pour être déclarés inaptes. Les plus riches payent un remplaçant ou, via un acte notarié, s’engagent à l’embaucher chez eux s’il revient invalide. Les désertions sont nombreuses. Un lieutenant anglais qui arrive en Iparralde signale la présence de plusieurs milliers de déserteurs qui vivent avec les habitants. Dès 1800, le général Mauco commandant de la 11e division à Bayonne, traque avec l’aide de la gendarmerie qui sillonne le pays, les conscrits qui désertent. Le sous-préfet envoie dans chaque famille un agent, le garnisaire, qui demeure chez les parents du jeune homme qui ne s’est pas présenté à la conscription. Une mesure mal supportée, les incidents se multiplient, allant parfois jusqu’au meurtre. Les maires protestent contre ces pratiques du pouvoir, en particulier celui des Aldudes. L’encouragement à la désertion fait l’objet de poursuites. Le maire de Biarritz est accusé de “favoriser le recèlement des conscrits, de trafic sur la conscription et d’avoir accepté des mariages de déserteurs”.

Double hémorragie et “mystère basque”

Caroline Lugat déchire un coin du voile. Nous sommes ici bien loin des images d’Epinal de l’épopée napoléonienne apportant aux peuples européens la modernité des Lumières, la liberté et le progrès. Aux antipodes de l’Arcadie heureuse que Pierre Loti véhiculera quelques décennies plus tard.

Nous sommes ici bien loin
des images d’Epinal
de l’épopée napoléonienne
apportant aux peuples européens
la modernité des Lumières,
la liberté et le progrès.

Notre pays subit des violences sans précédent. Ses institutions ont été balayées d’un trait de plume à la fin du XVIIIe siècle, après un lent travail de sape et la complicité d’une partie des Basques eux-mêmes, aspirés par les feux de Paris et de Madrid. Nous voici désormais inclus dans un département et sous la férule d’un préfet.

Trois siècles après la disparition de la souveraineté navarraise, il est symptomatique de voir sous le règne de Napoléon, s’affronter deux Navarrais : Harispe, pour l’Empire et Francisco-Xavier Mina pour l’indépendance de l’Espagne. Tel est le lot des peuples vaincus et de leurs élites, très honorées de se mettre au service des Etats centraux.

Euskal Herria subit des évènements qui le dépassent, à Paris, ceux qui tirent les ficelles satellisent les dirigeants locaux au gré de leurs intérêts.

Un Pays Basque situé à la périphérie de deux grandes puissances, “colonisé” par elles diront certains, ne maîtrise en rien son devenir et son destin.

La période napoléonienne n’est que le hors d’oeuvre des hémorragies que marqueront les décennies ultérieures : une population de 185.000 habitants d’Iparralde en 1900 voit le départ d’environ 150.000 Basques de 1832 à 1914. Le phénomène se poursuivra jusqu’au début des années 60. La boucherie de 1914- 18 et ses 6000 morts, s’accompagne là aussi d’un appauvrissement brutal du pays, comme en témoigne la remarquable étude de Terres de Navarre consacrée à cette période. Ybarnégaray aidant, les glorieux anciens combattants scellent dans les années 20 le sentiment d’appartenance des Basques à la France, leur adhésion à la “grande patrie”.

En 1914, un siècle après Napoléon, insoumis et déserteurs feront leurs choix. Après de tels coups de massue, comment le Pays Basque n’a-t-il pas disparu, comment notre peuple a-t-il pu résister ? C’est sans doute cela le vrai “mystère basque”.

En 2013 pour le bicentenaire, l’association cibourienne Jakintza crut bon de reconstituer la bataille de la Nivelle, à la gloire de Napoléon. Cela fit tousser quelques habitants du Pays Basque. On comprend mieux pourquoi. Du côté de Senpere, ils n’ont pas la mémoire courte.

(1) Le 3 mars 1794, sous la Terreur, le représentant du peuple Pignet de Cavaignac décide de punir les populations opposées à la Révolution. Il prend la décision de déporter 4.000 habitants, y compris femmes et enfants, de Sare, Ascain et Itxassou, dans les Landes et le Lotet- Garonne. Beaucoup moururent en déportation.

+ Caroline Lugat, Napoléon 1er et le Pays Basque, Elkar/Histoire, 94 p. 2021,13 eusko.

Soutenez Enbata !

Indépendant, sans pub, en accès libre, financé par ses lecteurs
Faites un don à Enbata.info ou abonnez-vous au mensuel papier

Enbata.info est un webdomadaire d’actualité abertzale et progressiste, qui accompagne et complète la revue papier et mensuelle Enbata, plus axée sur la réflexion, le débat, l’approfondissement de certains sujets.
Les temps sont difficiles, et nous savons que tout le monde n’a pas la possibilité de payer pour de l’information. Mais nous sommes financés par les dons de nos lectrices et lecteurs, et les abonnements au mensuel papier : nous dépendons de la générosité de celles et ceux qui peuvent se le permettre.
« Les choses sans prix ont souvent une grande valeur » Mixel Berhocoirigoin
Cette aide est vitale. Grâce à votre soutien, nous continuerons à proposer les articles d'Enbata.Info en libre accès et gratuits, afin que des milliers de personnes puissent continuer à les lire chaque semaine, pour faire ainsi avancer la cause abertzale et l’ancrer dans une perspective résolument progressiste, ouverte et solidaire des autres peuples et territoires.
Chaque don a de l’importance, même si vous ne pouvez donner que quelques euros. Quel que soit son montant, votre soutien est essentiel pour nous permettre de continuer notre mission.
Faites un don ou abonnez vous à Enbata : www.enbata.info/articles/soutenez-enbata

  • Par chèque à l’ordre d’Enbata, adressé à Enbata, 3 rue des Cordeliers, 64 100 Bayonne
  • Par virement en eusko sur le compte Enbata 944930672 depuis votre compte eusko (euskalmoneta.org)
  • Par carte bancaire via système sécurisé de paiement en ligne : paypal.me/EnbataInfo
  • Par la mise en place d’un prélèvement automatique en euro/eusko : contactez-nous sur [email protected]

Pour tout soutien de 40€/eusko ou plus, vous pourrez recevoir ou offrir un abonnement annuel d'Enbata à l'adresse postale indiquée. Milesker.

Si vous êtes imposable, votre don bénéficiera d’une déduction fiscale (un don de 50 euros / eusko ne vous en coûtera que 17).

Enbata sustengatu !

Independentea, publizitaterik gabekoa, sarbide irekia, bere irakurleek diruztatua
Enbata.Info-ri emaitza bat egin edo harpidetu zaitezte hilabetekariari

Enbata.info aktualitate abertzale eta progresista aipatzen duen web astekaria da, hilabatero argitaratzen den paperezko Enbata-ren bertsioa segitzen eta osatzen duena, azken hau hausnarketara, eztabaidara eta zenbait gairen azterketa sakonera bideratuagoa delarik.
Garai gogorrak dira, eta badakigu denek ez dutela informazioa ordaintzeko ahalik. Baina irakurleen emaitzek eta paperezko hilabetekariaren harpidetzek finantzatzen gaituzte: ordaindu dezaketenen eskuzabaltasunaren menpe gaude.
«Preziorik gabeko gauzek, usu, balio handia dute» Mixel Berhocoirigoin
Laguntza hau ezinbestekoa zaigu. Zuen sustenguari esker, Enbata.Info artikuluak sarbide librean eta urririk eskaintzen segituko dugu, milaka lagunek astero irakurtzen segi dezaten, hola erronka abertzalea aitzinarazteko eta ikuspegi argiki aurrerakoi, ireki eta beste herri eta lurraldeekiko solidario batean ainguratuz.
Emaitza oro garrantzitsua da, nahiz eta euro/eusko guti batzuk eman. Zenbatekoa edozein heinekoa izanik ere, zure laguntza ezinbestekoa zaigu gure eginkizuna segitzeko.
Enbatari emaitza bat egin edo harpidetu: https://eu.enbata.info/artikuluak/soutenez-enbata

  • Enbataren izenean den txekea “Enbata, Cordeliers-en karrika 3., 64 100 Baiona“ helbidera igorriz.
  • Eusko transferentzia eginez Enbataren 944930672 kontuan zure eusko kontutik (euskalmoneta.org-en)
  • Banku-txartelaren bidez, lineako ordainketa sistema seguruaren bidez: paypal.me/EnbataInfo
  • Euro/euskotan kenketa automatikoa plantan emanez: gurekin harremanetan sartuz [email protected] helbidean

40€/eusko edo gehiagoko edozein sustengurentzat, Enbataren urteko harpidetza lortzen edo eskaintzen ahalko duzu zehaztuko duzun posta helbidean. Milesker.
Zergapean bazira, zure emaitzak zerga beherapena ekarriko dizu (50 euro / eusko-ko emaitzak, 17 baizik ez zaizu gostako).

2 réflexions sur « Caroline Lugat déboulonne Napoléon »

  1. Avant la mise en œuvre du code civil français dit « code Napoléon », le statut de la femme en Pays Basque et dans les vallées pyrénéennes était plutôt égalitaire sur le plan juridique. Elle pouvait être héritière au même titre que l’héritier mâle s’il était choisi et elle pouvait siéger à ce titre dans les assemblées locales. A telle enseigne que certains auteurs ont perçu là les traces d’un matriarcat plus ancien.
    A l’inverse, le code civil de Napoléon a réduit dans notre pays le statut de la femme pour en faire un être mineur. Elle doit obéissance au mari (art. 213), c’est lui qui fixe le lieu du domicile conjugal, elle ne dispose pas de l’autorité parentale sur ses enfants, l’époux gère les biens de sa femme, les conditions du divorce sont réduites au détriments de l’épouse, celles du mari sont étendues à son avantage, etc. Le statut de la femme défini par le code civil est donc marqué par une large incapacité juridique. Il faudra des décennies de lutte pour que cela change et ce n’est pas fini…

  2. Allanderi:
    Ez da batere dudarik Napoleon izan zela Europan (eta bereziki Ipar Euskal Herrian) gertatu ziren kaosa eta pobretzearen eragile nagusia, Baina Caroline Lugat-en liburuaren aipamenak irakurtuz iduri luke Donostia hiriaren erretzea eta arpilatzea Napoleonen armadak egin zituela. Alta Wellington-en armadaren egitateak izan ziren. Ez dezagun ahantz ere Azkaineko arpilatzearen egileak (Longa bizkaitarraren partidakoak) Wellington-en armadakoak zirela. Gertakari historikoak ezin dira horrela makurtu!!!

    Kattalin andereari: ba ote duzu etsenplu bakar bat non emazte bat herri-biltzar batean, ordezkari gisa, egona den ? Aldiz herri-biltzarretan, Lapurdiko biltzarretan… beti gizonezkoak ziren. Eta herri mailan, etxaldearen nagusia emaztea izanik ere, haren aita eta senarra ziren ordezkariak!

Les commentaires sont fermés.