
L’Audiencia nacional admet pour la première fois l’usage de la torture en Pays Basque sur une membre d’ETA, Iratxe Sorzabal, après 24 ans de déni et un combat acharné. Les conséquences judiciaires et politiques sont attendues, alors que la militante abertzale demeure incarcérée. Le ministère public aux ordres du ministère, annonce qu’il va faire appel.
Elle a aujourd’hui 53 ans. En 2001, à l’âge de 29 ans, Iratxe Sorzabal est arrêtée à Hernani par la Guardia civil. Pour lui faire signer des aveux à propos d’un attentat commis à Irun en 1995, elle subit alors durant plusieurs jours d’« incommunication » qui ouvrent la porte à tous les abus, entre autres, la torture à l’électricité. Les électrodes plantées sur son corps laisseront des traces constatées à l’hôpital par plusieurs médecins. Cette fois, la police espagnole n’a pas pratiqué l’étouffement par la poche en plastique sur la tête ou la baignoire, méthodes habituelles qui ne laissent aucune trace visible…
Vingt quatre ans plus tard, le 8 mai 2025, l’Audiencia nacional reconnaît dans les attendus d’un jugement, que ses aveux écrits ont été extorqués avec des méthodes particulières : « A l’évidence, elle fut soumise à l’application d’électrodes de la part des fonctionnaires qui la gardaient (…). L’accusée a subi des traitements inhumains durant sa détention [en mars 2001], pour la forcer à passer aux aveux, ce qui suppose une violation évidente de ses droits fondamentaux. I. Sorzabal ne renouvelle pas ces déclarations devant le juge et se borne à dire qu’elles ont été faites sous la torture ». Les faits sur lesquels ce dossier est bâti sont donc « nuls de plein droit » et la militante abertzale est acquittée. Mais elle demeure incarcérée en Araba, du fait d’autres condamnations.
Un expert médical français
Cette première dans les annales de la justice espagnole est le résultat d’un long combat qui a duré près d’un quart de siècle. Incarcérée en France, l’Espagne demande son extradition en 2019, via un mandat d’arrêt européen. Dans le cadre de cette procédure, un expert médical français, Pierre Dutertre, constate dans un rapport publié plus tard par la Ligue des droits de l’homme, que 18 ans après les faits, Iratxe Sorzabal souffre toujours de séquelles psychologiques, les marques de stress post-traumatique, visiblement liées aux tortures subies. Durant plusieurs années, elle suit une psychothérapie. Mais le tribunal de Paris n’en tient pas compte et Iratxe est renvoyée en Espagne en 2022. Sur les quatre dossiers de mandat d’arrêt européen instruits à son encontre, un seul juge reconnaît dans l’un d’entre eux que l’usage de la torture ne peut être écarté.
Les magistrats espagnols refusent d’entendre ses nouvelles dénonciations de tortures et la condamnent à 24 ans de prison pour un attentat qu’elle aurait commis en 1996 à Gijon. Plus récemment encore, jugée pour un attentat à Alicante qui lui est attribué, un président de chambre à l’Audiencia nacional, Alfonso Guevara, l’interrompt constamment dès qu’elle souhaite s’exprimer sur les faits de torture. La juridiction d’exception corrobore la thèse officielle : pas de traces d’électrode sur le corps d’Iratxe mais une dermatite, simple inflammation de la peau qui va vite se résorber… La Cour suprême et le Tribunal constitutionnel rejettent les demandes de révision du procès. Le mur judiciaire espagnol semble infranchissable.
La diffusion en 2022 du film Bi arnas contenant le témoignage d’Iratxe Sorzabal, enregistré par Eneko Bidegain, fait grand bruit (interview, et extrait du film). Sans faire bouger les lignes d’un iota pour autant.
Contradictions et incohérences des magistrats
En février 2025, le médecin légiste Benito Morentin rend un rapport accablant, à partir des données de 2001 fournies par l’hôpital San Carlos de Madrid, et aussi son propre examen. Il prend appui sur les informations très complètes et objectives qui, par chance, ont été recueillies par quatre spécialistes différents et conservées par cet hôpital : preuves micro et macroscopiques, biopsies, photographies, etc. Il suit à la lettre le Protocole d’Istanbul de l’ONU qui permet, en croisant les données et en les confrontant, de déterminer si torture il y a ou pas. Le praticien décrit des céphalées, une pathologie cervicale traumatique liée à des flexions très prolongées, des lésions cutanées. L’ensemble des résultats concorde avec la dénonciation de l’application d’électrodes et les pratiques de tortures qui sont connues et répertoriées : « Plus que compatibles, ces marques sont caractéristiques à un haut degré de certitude. Il s’agit d’une évidence, le doute n’est pas permis, la pose d’électrodes eut lieu au moment de la détention», écrit-il dans son rapport. Cela parvient à faire basculer une Audiencia nacional jusqu’alors murée dans le déni.
Le 21 mai, le ministère public annonce qu’il fait appel de la décision de l’Audiencia nacional devant la Cour suprême. Visiblement, la décision du 8 mai fait des vagues en haut lieu, les institutions policières espagnoles pèsent de tout leur poids.
Les tergiversations des magistrats au fil des ans en disent long sur la nature du pouvoir judiciaire dans une affaire aussi sensible. La décision du 8 mai est-elle appelée à ouvrir un changement de jurisprudence ? Impossible à dire tant le nombre des victimes de la torture en Pays Basque depuis cinq décennies est immense, plus de 6 000 cas recensés à ce jour, avec 124 personnes hospitalisées et une douzaine de morts en cellule et dans les commissariats. Seule la pointe de l’iceberg affleure aujourd’hui.
Le discours dominant qui oppose les démocrates d’un côté et les violents de l’autre, en prend un coup.
Seule la pointe de l’iceberg affleure aujourd’hui.
Le discours dominant qui oppose
les démocrates d’un côté et les violents de l’autre, en prend un coup.
L’impunité dont jouissent les bourreaux sera-t-elle maintenue ad vitam aeternam ? Quant à leurs demandes de pardon, elles brillent par leur absence. Et qu’en sera-t-il des responsabilités politiques ? Pour l’instant, personne n’en parle en haut lieu. Sans une démarche de vérité de reconnaissance des faits et de réparations, un vivre ensemble sera-t-il possible demain ?
Le Réseau des personnes torturées manifeste publiquement le 17 mai devant le palais de justice de Donostia. Il réclame l’annulation de plusieurs centaines de condamnations prises sur la base d’auto-inculpations extorquées sous la torture. Selon ce réseau, le gouvernement autonome basque doit désormais mettre en œuvre la loi 12/2016 qui reconnaît et entend dédommager les victimes de violations des droits de l’homme, dans le contexte de violences à motivations politiques qui a affecté les trois provinces entre 1978 et 1999.