L’art funéraire basque, expression d’un peuple

Stèle présentant le IHS (Jésus en grec) de style gothique tardif.

LAUBURU

Stèles discoïdales, croix, tabulaires, dalles : en Pays Basque Nord, l’art funéraire se décline sous diverses formes. S’agit-il seulement de « vieilles pierres » ? Non. Parce que ce moment s’intègre dans un paysage culturel. Il traduit une humanité, une mémoire en actes, un fait de société qui dit beaucoup du peuple basque.

La stèle discoïdale, gizon harria (pierre de l’homme) en euskara, ne peut être réduite à une vieille pierre. Barandiaran écrit très justement qu’un monument « ne peut être détaché de la société qui l’a fait éclore« . La stèle discoïdale naît dans un contexte qui a pour pilier etxe-auzoa, la maison avec les droits et les devoirs des habitants du quartier, le droit successoral, les relations sociales qui structurent notre société. Les rituels qui l’accompagnent ont pour acteurs les femmes porteuses de lumière (argizaina), les bougies (ezko) (https://eu.enbata.info/artikuluak/le-rite-funeraire-ezkoa-renait/), la benoîte, organisatrice du culte, de l’espace funéraire et religieux, le charpentier et le tailleur de pierre. Le hil-bide ou chemin des morts relie la maison et la tombe, le jarleku (place de la femme à l’église) appartient à l’etxe. Ce sont autant de liens qui font sens, comme l’ordonnancement hiérarchisé du cortège funèbre ouvert par le lehen auzo, le premier voisin porteur de la croix. Vêtements de deuil, annonce du décès aux abeilles et aux bêtes de la maison, toilette du défunt, voile sur les miroirs, tuile enlevée du toit, les rituels sont ceux d’une mort domestiquée.

« La stèle discoïdale ne peut être réduite à une vieille pierre.
Elle naît dans un contexte qui a pour pilier etxe-auzoa,
la maison avec les droits et les devoirs des habitants du quartier,
le droit successoral, les relations sociales qui structurent notre société. »

Évacuons les éternelles questions : en quoi la stèle est-elle basque ? quelle est son origine ? La forme même de la stèle existe dans de nombreux pays européens. Des traces de ce type de monument ont été découvertes en Araba, sur un site vieux de 2500 ans avant notre ère. Expression d’une civilisation préhistorique établie de part et d’autre des Pyrénées, sa densité géographique en Iparralde et probablement en Navarre, la qualité et la diversité de ses sculptures, la créativité de ses artistes du XVIe au XVIIe siècle, en font un phénomène unique sur notre continent.

Un langage plastique

La position du monument funéraire dans le cimetière est souvent reliée à la topographie du village et de ses quartiers. Comme la maison, la stèle est orientée face au soleil levant. La tête du mort regarde chaque jour l’astre se lever. Peu à peu, les rayons solaires sculptent son imagerie, la caressent et la révèlent, avant que le crépuscule la gomme puis l’absorbe. En ce cycle cosmique, la discoïdale est un capteur de lumière et les symboles de son langage plastique parlent. Il est réducteur d’évoquer les discoïdales au travers des symboles qu’elles portent, ceux-ci n’ont pas de définition objective, ils se prêtent à toutes les distorsions, voire les dérives. Ses éléments « décoratifs » ne sont pas ceux des monuments funéraires habituels – pas de représentations macabres, os, sabliers… – ni ceux des linteaux, fonds de cheminées ou pierres de potager (haustegi). Cela n’exclut pas l’usage de motifs en tant que systèmes de représentation (IHS, MA, croix accompagnée de cierges et de chandeliers, etc). Certains types d’images caractérisent des régions, des « pays », elles se renouvellent, s’installent parfois dans un certain formalisme. Issues de mondes à la sortie du Moyen Âge et modelées par l’idéologie du concile de Trente, elles sont autant de fluctuations, de propositions constituant un monde basque en devenir. Elles sont étapes de parcours.

Monument tabulaire propre au Labourd. Sépulture de Ioulianto de Olhain dame de Pierrezena 1670.

La stèle basque constitue « un monde structuré et hiérarchisé » qui respecte des principes, où s’établissent des correspondances, comme le montre Mikel Duvert dans ses travaux. Le tailleur de pierre ne place pas n’importe quoi n’importe où. Il dispose les éléments en fonction des axes de la stèle et de régions bien définies. La région centrale est le siège d’un rayonnement qui cherche à se déployer dans le disque. Il crée et organise en cohérence la composition. L’axe vertical polarisé comprend des éléments d’importance, comme un symbole chrétien qui cherchera à occuper le sommet du monument en jouant un rôle d’attracteur. Il organise la symétrie. La croix, arbre cosmique, plonge ses racines en terre et se déploie dans le cercle.

Euskara de la pierre

Une discoïdale est une somme d’équilibres entre les repères – axes, régions – et les rapports pleins/vides.

Ces équilibres acceptent et dirigent la vie des imageries. Monde hiérarchisé de valeurs qui s’affrontent, langage simple et direct à base de signes où les références à un événement sont évacuées, tels sont quelques traits majeurs de cet art. C’est un euskara de la pierre. Autres caractéristiques : une certaine puissance contenue, les rapports de force dans la stèle sont toujours en état de tension ou d’équilibre, même le violent rayonnement du centre est contrarié par la bordure qui l’empêche d’atteindre la limite du disque. Ensuite le silence et la densité, car il n’y a ici aucune dramatisation de la mort.

Beaucoup de ces monuments étaient peints avec une riche palette : bleu-cobalt, vert-émeraude, ocre-jaune, brun-rouge, blanc et noir. Des couleurs qui furent probablement hiérarchisées. Encore aujourd’hui certains sont recouverts de chaux. Victor Hugo, Théophile Gautier, Taine, Viollet le Duc constatent au XIXe siècle que les cimetières basques sont des jardins emplis d’arbustes et de fleurs aux couleurs variées, chargés de senteurs et parcourus de chants d’oiseaux. Rien de sinistre en ces lieux et ces monuments.

Tel un rite apte à rompre l’inacceptable

Chacun voit que la stèle est composée de deux parties distinctes : le socle et le disque.

Le premier, carré, rectangulaire ou trapézoïdal représente la terre, le matériel. Le cercle inséparable de son centre constitue une figure archétypale très vive en Pays Basque : cromlechs, danses, modes d’occupation de l’espace montagnard, saroi ou aires de pacage, jeu Urdanka (jeu des bergers souletins). Arriver à ses fins, se dit erdietsi (erdi : centre ; etsi : fermer ; esi : clôture). La discoïdale matérialise le « passage » qu’effectue le défunt du carré au cercle, de la terre au ciel. Elle permet l’ascension dans les « régions célestes ». La pierre sculptée agira alors comme peut le faire un rite, apte à désenvenimer, sinon à rompre l’inacceptable.

Grande est la dimension métaphysique de la structure et des symboles que portent nos monuments funéraires. Leur espace esthético-rituel est assez riche et fécond pour susciter un nouvel essor. Non un regard nostalgique en arrière, mais un élan résolument novateur, en même temps enraciné et libre. Cette liberté éclairée nous ouvre un chemin, à renouveler, à construire. L’appel du poème Hil-harria a été entendu, Iratzeder ne l’aura pas écrit en vain.

Suite : Les cinq types de monuments funéraires

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