DOSSIER / EUSKARA : DÉFIS POUR DEMAIN (suite de l’article : L’euskara à l’horizon 2050 en Iparralde)
Euskaltzaleen topagunea a lancé une réflexion sur le devenir de l’euskara dans la province de Navarre fortement débasquisée où notre langue se heurte à l’indifférence, voire à l’hostilité de certains secteurs. Pour surmonter les obstacles, il importe de mettre en oeuvre de nouveaux arguments et des méthodes efficaces. Plusieurs sociologues viennent de rendre publics les résultats de leurs recherches sur une situation qui rappelle celle d’Iparralde. Leurs analyses et leurs propositions pourront aussi nourrir la réflexion et l’action des acteurs de la langue basque dans nos trois provinces.
Avec en 2022 seulement 15,1 % de locuteurs, la situation de la langue basque dans la province de Navarre est aussi difficile que complexe. Elle est composée de trois zones dotées de statuts linguistiques différents. Située au nord-ouest, la zone bascophone (67,3 % de locuteurs) rassemble 64 petites communes, aucune n’ayant plus de 10.000 habitants. Elles correspondent à 9 % de la population totale de la province. L’euskara a ici un statut de langue co-officielle et son enseignement est obligatoire.
La zone mixte (53 % de la population et 18,4 % de bascophones) se trouve au centre de la province, autour d’Iruñea la capitale. Seul l’espagnol a le statut de langue officielle, l’euskara ne disposant que d’un régime particulier quant à sa protection et son usage qui dépendent de la demande sociale à laquelle répondent municipalités et gouvernement foral.
Le sud de la Navarre (36 % de la population) correspond à la zone non bascophone où l’espagnol domine et détient seul le statut de langue officielle. L’enseignement de l’euskara est pris en charge uniquement par des écoles associatives. A cela s’ajoutent trois filières d’enseignement. La filière A où l’espagnol est la langue d’enseignement de toutes les matières, l’euskara étant enseigné telle une langue étrangère. Cette filière est obligatoire dans la zone non bascophone. Dans la zone mixte et en fonction de la demande des parents, la filière B propose un bilinguisme. La filière D propose l’usage de l’euskara en tant que langue véhiculaire (immersion), hormis pour l’espagnol, la littérature et l’anglais. Elle a tendance à gagner du terrain.
Société fragmentée
Pour des raisons historiques, la société navarraise est fortement fragmentée sur le plan linguistique, idéologique et politique. Inutile de remonter au temps de la guerre civile qui fut un conflit fratricide entre Basques, où les franquistes navarrais commencèrent par trucider tous les abertzale de la province, avant de s’affronter aux troupes du premier gouvernement autonome basque. Plus tard, l’activité d’ETA radicalisa les positions des uns et des autres et la défense de l’euskara portée à bout de bras devint un élément instrumentalisé dans l’affrontement entre formations espagnolistes (navarristes de l’UPN, PP et PSOE) et partis abertzale. Aujourd’hui émerge un autre climat : la gauche abertzale devient fréquentable, y compris pour une partie de la droite espagnoliste qui ne dirige plus la capitale et le gouvernement foral. D’où la démarche des euskaltzale d’explorer de nouvelles voies en faveur du développement de la « Lingua Navarrorum« . C’est le but de la réflexion entamée depuis deux ans par Euskaltzaleen topagunea qui a fait l’objet d’un colloque le 17 avril dernier à Iruñea. Comparaison n’est pas raison, mais cette réflexion fait écho en Iparralde, confronté lui aussi à une situation de minorisation démographique de sa langue. Elle nous inquiète beaucoup avec, depuis plusieurs années, 3000 nouveaux arrivants francophones par an. La démarche de fond de nos amis navarrais, leur approche et leurs méthodes ouvrent des perspectives inspirantes, elles pourront alimenter la réflexion des abertzale du Nord, y compris en d’autres domaines que ceux du combat linguistique. Extraites de différents médias, voici une synthèse des analyses de trois spécialistes qui portent le projet navarrais (Cristina Osés, Iñaki Sagardoi et Oskar Zapata, sociolinguistes ou porte-parole d’Euskaltzaleen Topagunea) :
Pour se renforcer, l’euskara a besoin de nouveaux alliés qui partagent des valeurs communes dans la majorité de la société navarraise. C’est notre objectif stratégique. Les données des enquêtes sociolinguistiques quant aux attitudes favorables ou opposées à la langue basque montrent que la situation peut être largement améliorée.
« Pour se renforcer, l’euskara a besoin de nouveaux alliés qui partagent des valeurs communes dans la majorité de la société navarraise. »
Depuis deux ans, nous avons lancé une réflexion avec un groupe large et pluriel qui a permis d’identifier les différents aspects du problème, aussi bien sur le plan social que politique, en mettant l’accent sur les perceptions sociales. Notre objectif initial était de réfléchir aux bonnes pratiques et de diffuser des arguments qui génèrent une complicité à l’égard de l’euskara, et d’infléchir ainsi la réalité sociolinguistique. D’accroître les points de vue de davantage de personnes en faveur de l’euskara, de développer le réseau de nos alliés. Et enfin de susciter un consensus politique sur les mesures concrètes à prendre pour la revitalisation de la langue basque. Il s’agit de lancer une démarche à moyen et long terme.
Selon les enquêtes, l’opinion publique de la province se répartit en trois catégories : 38 % d’opinions favorables à l’euskara, 37 % opposées et 33 % neutres (le vote abertzale est de l’ordre de 30 %, toutes tendances confondues). Le but est d’abord de faire évoluer la fraction neutre de la société navarraise vers le tiers qui est le plus favorable. D’où la nécessité de dialoguer avec ce secteur, de tisser des liens, de rechercher des points communs, d’élaborer un argumentaire donnant de l’euskara une image positive, intégratrice et moderne. Reformuler les discours et les pratiques sera important à cet égard. Cela permettra de neutraliser les oppositions et de constituer des majorités sociales suffisantes, de les articuler pour vraiment influer sur les décisions politiques.
Au plan méthodologique, beaucoup de données ont été recueillies grâce à plusieurs forums auxquels ont participé des gens issus de milieux très différents, tant idéologiques que sociaux ou géographiques. Ce sont eux qui ont indiqué les voies à emprunter, elles aboutissent à des propositions.
Les opposants et les passifs
Au départ, nous avons ainsi réuni différentes sensibilités et mis en oeuvre un processus d’échanges où il était bien clair que tous les points de vue avaient la même valeur, le nôtre comme celui de l’autre. Peut-on les rendre compatibles ? Oui, dans la plupart des cas. Chacun doit être à même de revoir ses pratiques, de les améliorer pour obtenir de meilleurs résultats, y compris dans la mouvance euskaltzale ou chez les opposants et les passifs. Nous devrions tous regarder du côté de la cohabitation et du respect de chacun, en acceptant les cultures et les langues et non pas en les rejetant. D’où la conviction que les valeurs qui soustendent la revitalisation de l’euskara sont en lien avec le souci de la diversité, de l’égalité, du soutien mutuel, du soin, de la convivialité, de la démocratie et de la reconnaissance mutuelle entre les personnes et les cultures. Cela contribue à ouvrir le chemin d’une convivialité salutaire et à améliorer la société navarraise, sa richesse et sa pluralité.
A l’heure de proposer des initiatives, nous devons tenir compte d’un élément fondamental : l’hétérogénéité de la réalité sociale, géographique, socio-linguistique, identitaire, idéologique et politique qui change continuellement. Il est essentiel d’avoir une vision sociale large et que chacun regarde fréquemment au-delà de son propre cercle le plus proche. Tisser des liens avec d’autres partenaires veut dire rechercher des alliances avec toutes les personnes, que ce soient des agents mais aussi des collectifs qui partagent une vision commune quant aux valeurs évoquées plus haut. Il s’agit ensuite de les mettre en oeuvre dans notre argumentation et notre guide des bonnes pratiques. Comment peut-on construire ces alliances, ces nouvelles complicités ? Il convient pour cela de travailler efficacement sur les formes et les attitudes lorsque l’on aborde les questions conflictuelles : terminologie, style, utilisation d’un langage non agressif, reconnaissance des avancées ou des retours en arrière, et veiller à la progressivité des démarches. Les priorités doivent être clairement définies, et il s’agira d’évaluer l’impact des initiatives mises en oeuvre. Enfin, pratiquer l’empathie est essentiel. Les discours d’exclusion doivent toujours être évités. Nous sommes d’abord des personnes accueillantes, nous souhaitons et avons besoin de plus encore : constituer une communauté en langue basque avec ses classes, ses origines et ses différentes couleurs.
Empathie et convivialité
La place de l’euskara en Navarre a toujours été complexe et les conflits existent. C’est normal, mais il faut préciser les choses. Les enquêtes sociolinguistiques indiquent que plus d’un tiers de la population navarraise n’a aucun lien, ni avec la langue, ni avec la culture basques. La loi forale sur l’euskara a divisé la province en trois zones linguistiques. Se pose alors un problème de cohabitation linguistique, mais aussi de convivialité réelle, avec la construction d’identités diverses dans plusieurs domaines : personnels, politiques, sociaux, culturels, etc. Ces identités ne partagent pas leurs espaces respectifs. Durant de nombreuses années, la communauté bascophone a dû sa survie à la mise en oeuvre des pratiques propres à sa communauté, en ce qui concerne l’école ou les lieux culturels. Même dans la Ribera au sud de la Navarre, il est possible d’apprendre l’euskara, et l’histoire montre que des avancées sont possibles. D’où la nécessité de développer la convivialité. Celle-ci se construit à partir du négation. Nous en portons tous la responsabilité, les citoyens, comme l’administration. Cette dernière ne peut pas être neutre.
Nous nous épuisons à continuellement tenir compte de la diversité, de la pluralité de la province et nous sommes incapables de construire des stratégies adaptées aux contextes spécifiques. Pratiquer l’empathie en tant que fer de lance de notre démarche, est capital. Empathie à l’égard de la communauté euskaltzale et euskaldun, mais aussi empathie à l’égard d’une communauté non bascophone qui perçoit négativement l’euskara, du fait de l’histoire et de toute la propagande politique très critique développée autour de cette langue. Construire notre identité à partir de tout ce qui nous entoure est une tâche compliquée, elle se réalisera pas à pas.
Le Navarrisme, expression d’un régionalisme qui existe sur notre territoire, se situe plutôt dans la mouvance de l’UPN. Il considère que l’euskara est un élément majeur de l’identité de la province et constitue donc une piste intéressante pour faire évoluer l’opinion dans le bon sens.
Non au tout ou rien
Beaucoup de discours présentent l’euskara comme un élément qui attaque l’identité des zones non bascophones. Certains, face à ce conflit, préfèrent purement et simplement l’ignorer. Le projet qu’Euskaltzaleen topagunea veut mettre sur la table est de rassembler tout le monde autour de la langue basque et modifier l’attitude de ceux qui, dans les deux camps, prônent le tout ou rien. Nombreux sont les points de vue qui peuvent nous rapprocher d’une convivialité où l’euskara sera davantage présent. Et construire ainsi une communauté euskaltzale dans les zones non bascophones. Cela signifie le développement d’une empathie, aussi bien à l’égard des parents qui choisissent la filière D pour leurs enfants, qu’avec ceux de la Ribera qui optent pour la filière A. Et élaborer ainsi un vivre ensemble et une normalisation dans les deux sens. Les données sociolinguistiques ne sont pas très favorables, d’où la nécessité de changer de prisme.
Certains seront sans doute impossibles à convaincre, mais d’autres sont plutôt indifférents ou considèrent que cela leur est égal. Ils seront davantage réceptifs à des démarches de normalisation et de promotion de l’euskara et deviendront des alliés importants pour la convivialité. Les pratiques et les discours doivent évoluer en ce sens. Pour cela, nos messages seront compréhensibles et crédibles, voyants et optimistes. Cela suppose de cultiver des relations et de tisser des liens en mettant en avant une démarche commune.
Porte d’entrée, évolution progressive
Il convient aussi de prendre en compte un élément important, la reconnaissance de l’impossible : tout le monde ne peut avoir l’envie ou le désir d’apprendre le basque, tout le monde ne lui accorde pas une grande importance. La communauté euskaldun a ses propres priorités et définit le basque comme essentiel, à l’inverse d’autres personnes qui lui attribuent une importance moindre. Il convient d’en tenir compte lorsque nous construisons notre argumentation. Nous avons aussi besoin de ceux qui sont favorables à l’euskara à hauteur de 15 %, 20 % ou 30 %, ils vont aussi contribuer à faire évoluer un contexte favorable à la promotion de notre langue. Associer cette mouvance indécise en favorisant des évolutions progressives est l’objectif principal de notre démarche pour les années qui viennent.
« Nous avons aussi besoin de ceux qui sont favorables à l’euskara à hauteur de 15 %, 20 % ou 30 %. »
Le choix pour les parents de la filière A, la moins bascophone, peut servir de porte d’entrée à l’euskara et à son usage, dans les zones où la langue basque est quasi inexistante. Ouvrir une classe de la filière A n’a pas du tout le même sens et le même effet au nord et au sud de la Navarre, à Leitza ou à Cintruénigo. Un premier contact avec l’euskara éveille la curiosité, ouvre des perspectives.
Le développement ces dernières années de la filière D est évidemment un bon signe, dans la mesure où il s’agit d’un modèle inclusif de qualité qui garantit un niveau suffisant pour vivre en euskara et en espagnol. Pour que toutes les citoyennes et tous les citoyens coexistent à égalité de chances.
Nul besoin de passeport
Qu’en est-il des immigrés qui arrivent ces dernières années sur notre territoire ? Ils constituent environ 18 % à 20 % de la population navarraise, nous sommes face à un nouveau défi. Encore faut-il leur faire savoir que chez nous deux langues coexistent avec plusieurs filières éducatives. C’est du ressort de l’administration mais aussi de la société civile.
Il est nécessaire de faire preuve d’empathie à l’égard des populations immigrées et leur offrir des possibilités d’intégration. Dans les filières en euskara, nous devons accueillir la diversité propre à notre société. Avec tous, nous voulons partager ce qui nous appartient, ce qui est à tous. Pour faire partie de la communauté de l’euskara, nul besoin de passeport, elle est ouverte à tous ceux qui vivent loin de la langue basque. L’identité navarraise doit bénéficier à toutes et tous, être partagée indépendamment de l’origine de chacun. Un imam du sud de la Navarre disait que ses fidèles devaient être navarrais, euskaldun et musulmans. C’est très positif.
En 2015, s’est produit un grand changement politique : l’UPN-PP a été évincé du gouvernement navarrais par une coalition abertzale et des formations de gauche. Résultat, le débat linguistique a été instrumentalisé à des fins électorales. D’où la nécessité pour les promoteurs de l’euskara de sortir de ce guêpier, de se tenir à l’écart du choc des identités nationales, de regarder au-delà des points de vue dichotomiques habituels, de l’adhésion à un État ou à un autre en projet. Cela permettra de limiter les réactions qui frisent l’euskaraphobie ou les discours de peur que tentent de susciter certains milieux. La socialisation de nos demandes et de nos pratiques légitimes doit être solidement argumentée par la communauté euskaltzale afin de démonter les préjugés.
Nouvelles alliances, nouvelles complicités
Le débat sur l’usage et le point de vue à l’égard de l’euskara devra tenir compte de nouveaux paramètres : l’uniformité face à la diversité, l’autoritarisme face à la convivialité, en regardant au-delà de notre propre communauté linguistique, face à l’affaiblissement de la démocratie qui plane à travers le monde. Il est important de montrer à la société navarraise que l’action en faveur de l’euskara n’est pas exclusivement l’affaire des abertzale. C’est un combat pour la diversité, l’égalité et la convivialité, contre l’uniformisation et l’autoritarisme. Cela devrait contribuer à construire de nouvelles alliances, de nouvelles complicités. En cohérence avec les convictions idéologiques des personnes et des entités qui partagent ces valeurs, lancer une réflexion de ce type permet d’ouvrir des voies fructueuses. Si nous sommes en faveur de la diversité et de l’égalité, il est cohérent d’être en faveur de l’euskara. Si nous croyons en la convivialité, il est cohérent de revendiquer et de concrétiser le fait que l’euskara ait sa place dans l’ensemble de la Navarre.
Pour convaincre la fraction de la population qui est indifférente à la langue basque, deux types de discours nous aident en ce sens : d’une part, les valeurs sous-tendues par la pensée écologiste, elles incluent la diversité linguistique, l’écologie linguistique. D’autre part, les arguments relatifs à la convivialité dans la gestion des conflits. L’euskara est le reflet de la diversité et de la richesse culturelle de la Navarre, comme l’est par exemple la forêt d’Iraty. La biodiversité inclut aussi la diversité socioculturelle. A l’instar des espèces et des écosystèmes, il faut obtenir que les langues, en particulier les plus vulnérables, disposent vraiment d’un habitat favorable à leur développement.
L’égalité, la justice sociale et le développement soutenable sont aussi des valeurs linguistiques. Pourquoi ? Parce que l’euskara demande l’égalité et l’équité. Mettre en oeuvre une discrimination positive en faveur de celui qui est vulnérable relève de la justice, il s’agit de valoriser et de respecter les minorités. Leur promotion contribue au développement économique local et durable.
DOSSIER / EUSKARA : DÉFIS POUR DEMAIN (suite à l’article : L’euskara attaqué par les juges)