Un Écossais sur la Bidassoa

Tom Nairn par Sandy Moffat, pour Democratic Left Scotland.

Luis Emaldi Azkue

Tom Nairn, l’un des penseurs du mouvement indépendantiste de la gauche écossaise, s’est éteint il y a quelques semaines. Son oeuvre foisonnante peut aussi inspirer l’abertzalisme basque, à l’heure où il se repense, notamment en inscrivant la théorie dans le mouvement et dans un contexte propre.

En 1924, l’écrivain bidasotarra Pio Baroja présenta, lors d’une conférence à la Sorbonne, son utopie d’une République Indépendante de la Bidassoa(1). Parmi ses habitants, il distinguait deux groupes particuliers. Les txapel-txiki se caractérisaient par la petite taille de leur txapela, qui leur serrait le crâne et les empêchait de voir plus loin que le bout de leur nez. Ces derniers, caricatures des bizkaitarras du début du XIXe, avaient une mentalité fermée, étaient ennemis des nouvelles idées et leur nationalisme était alourdi du poids de l’histoire et de la tradition(2). De l’autre côté, les txapel-haundi, patriotes basques de mentalité ouverte (d’où la taille de la txapela), soumettaient à la critique les dogmes rigides des nationalistes imbus de morale catholique réactionnaire et avaient pour but d’élaborer un autre idéal basque tourné vers l’émancipation de l’esprit humain universel.

Tom Nairn, philosophe, sociologue et penseur politique est mort le 21 janvier dernier. Né en 1932 à Fife, une petite ville au nord d’Edimbourg, il obtient un diplôme de philosophie à l’Université d’Edimbourg en 1956. Il passe ensuite par la prestigieuse École Normale Supérieure de Pise, en Italie, où il découvre la pensée d’Antonio Gramsci. Il fut ensuite écarté de l’académie pendant 25 ans pour avoir soutenu et participé aux révoltes étudiantes de 68 alors qu’il enseignait à Londres. Enfin, il retrouvera un poste universitaire à Melbourne en fin de carrière, après avoir séjourné à Amsterdam, Washington et Prague(3).

En 1962, il fut l’un des cofondateurs de la New Left Review, publication par excellence de la nouvelle gauche anglophone. Avec Perry Anderson, ils y développent une analyse historique de l’État britannique, de la place de la culture dans la société et la politique, ainsi que du rôle des identités nationales, à travers les notions gramsciennes d’hégémonie et de bloc historique. Selon lui, l’émergence, dès les années 1970, des nationalismes écossais, irlandais et gallois, était le symptôme du déclin de l’ordre socio-économique et politique du Royaume Uni et de l’Empire.

Progressivement il prit ses distances avec le marxisme pour rejoindre la cause nationale écossaise. Il en devint dès lors une des références intellectuelles du mouvement indépendantiste de gauche, et pro-européen, ce qui eut une influence dans la ligne politique du SNP qui se positionna à partir de là à la gauche du Parti Travailliste écossais. Néanmoins, sa critique du tournant néolibéral du Labour sous Tony Blair et Gordon Brown ne l’empêchait pas d’être tout aussi sévère avec les élites écossaises.

À ses yeux, dans le contexte international de globalisation à la fin du XXe siècle, marqué par la chute de l’URSS, les nations subalternes sont appelées à être les principaux vecteurs de luttes d’émancipation démocratique. Si elles se détachent des conceptions ethno-culturelles héritées du XIXe, les nations, conçues sur des bases civiques, peuvent être des facteurs fédérateurs et mobiliser la société dans une perspective émancipatrice pour faire face aux nouveaux défis globaux. Il estime que la nation est une force incontournable qui peut devenir un projet réactionnaire ou de progrès, à l’image d’un Janus moderne(4), et qu’elle s’était révélée comme le principal moteur de l’histoire contemporaine. Tel un nouveau Gramsci, il considère que les théories du nationalisme traversent un moment de transition, où les vieux présupposés philosophiques du modernisme commencent à lâcher prise, sans qu’on ne sache ce qui va les remplacer(5).

Une des plus grandes richesses de ses travaux et de sa pensée réside dans la manière dont il nous pousse à nous affranchir de la « misère de la théorie »(6), cette tendance à faire des analyses sous le prisme de théories abstraites et statiques au lieu d’élaborer une théorie sensible au mouvement, soumise à la critique en fonction du contexte.

La pensée de Nairn est certainement une de celles qui dérangent. Son oeuvre est riche et sa pensée complexe, mais nous pouvons en tirer de nombreuses pistes pour (re)penser Euskal Herria et le chemin à tracer pour le mouvement abertzale.

Tom Nairn n’a probablement jamais été aperçu sur la baie de Txingudi et on peut imaginer qu’il ne portait probablement pas de txapela. De toute façon, le vent écossais l’aurait sûrement emportée du fait de sa trop grande taille.

(1) « Un pays propre, agréable, sans mouches, sans clergé ni carabiniers ».
(2) CREMADES UGARTE, Ignacio. (2009). « La contra utopía nacionalista de Baroja, la República del Bidasoa », Cuadernos de Historia del Derecho, nº16.
(3) Où il travaillera notamment auprès d’Ernest Gellner, figure incontournable des études du nationalisme.
(4) Janus est le dieu romain des commencements et des fins. Représenté avec deux visages : l’un tourné vers le passé et l’autre vers l’avenir.
(5) NAIRN, Tom. (1997) Faces of Nationalism. Janus revisited, New York/London : Verso.
(6) THOMPSON, Edward Palmer. (2015) Misère de la théorie. Contre Althusser et le marxisme anti-humaniste, Paris : L’Échappée.

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