Coronavirus et question nationale

L'armée espagnole dans les rue de Tudela (Navarre).
L’armée espagnole dans les rue de Tudela (Navarre).

Associer les deux pourra paraître bien dérisoire et pourtant… la question se pose outre Pyrénées. La crise aiguise les contradictions séculaires et agit tel un révélateur.

La pandémie qui ravage l’Espagne avec une rare violence balaie sur son passage débats et questions en cours : les réunions de l’instance de négociation entre la Catalogne et le gouvernement espagnol sont suspendues sine die, seule une première rencontre a eu lieu le 26 février.

Le vote du budget de l’État par le parlement attend des jours meilleurs. Son approbation éventuelle était liée à l’état d’avancement de la négociation hispano-catalane.

Les élections régionales anticipées en Galice et dans la Communauté autonome basque sont reportées.

L’effet coronavirus a d’autres conséquences : l’union sacrée et l’action de l’un de ses symboles, le roi, la recentralisation du pouvoir avec l’état d’urgence, l’intervention de l’armée et la limitation des libertés publiques, l’usage des frontières.

Ces phénomènes réveillent de mauvais souvenirs et aiguisent les contradictions dans un État manquant de cohérence.

Dès le 27 février, la communauté autonome basque fait grimper à 600 le nombre de lits disponibles pour accueillir les malades. Mais le gouvernement espagnol attend le 10 mars pour prendre les premières mesures contre la pandémie, celles-ci demeurent au stade de recommandations sans effet réel.

L’Andalousie et Madrid demandent la distribution urgente et massive de matériel de protection. Le 13, la Catalogne exige de durcir les passages sur la frontière avec l’État français et de bloquer les communications avec le reste de l’Espagne. Un décret est déjà dans les tuyaux. “Enveloppé dans son drapeau”(1), le gouvernement espagnol s’y oppose. Chaque jour compte. Le 12 mars —avant la décision de confinement général du 14 par Pedro Sanchez qui décide de l’état d’urgence— le président catalan QuimTorra veut entièrement isoler la zone d’Igualada, épicentre de la contamination à 70 km de Barcelone. Cette zone compte 63,1 morts pour cent mille habitants (Madrid 27,9 morts, la Lombardie 41,6). Le 24 mars, la Catalogne passe devant Madrid en nombre de personnes contaminées. Trois jours plus tard, Quim Torra répète qu’il faut prendre des mesures plus sévères : fermeture des ports, aéroports et lignes TGV. La réponse de Madrid tombe : toujours niet. A l’adresse du pouvoir central le commentaire sera cinglant : “Antes una España infectada que rota”. Allusion transparente au slogan franquiste : plutôt une Espagne rouge qu’une Espagne divisée(2). La polémique monte d’un cran : La garde civile a saisi à Jaen 150.000 masques de protection. Barcelone accuse le gouvernement de les centraliser à Madrid et de refuser d’en envoyer 4.500 à Igualada. Plus tard, le 19 mars, devant un parlement quasiment vide, Pedro Sanchez ébauche une vague autocritique et promet de corriger les “erreurs” commises.

Utiles frontières

Le 16 mars, le traité de Schengen est suspendu. Les frontières terrestres de l’Espagne ferment, mais les frontières aériennes et maritimes demeurent ouvertes. Attribut majeur de la souveraineté, les frontières connaissent donc soudain un regain d’intérêt. Décriées, leur affaiblissement voire leur disparition furent longtemps annoncées, construction de l’Europe et mondialisation heureuse obligent. Les abertzale depuis qu’ils existent sont accusés de vouloir en construire de nouvelles, à ce titre, nous passons pour des attardés. Aujourd’hui et demain, elles demeurent un outil fondamental de lutte contre le virus, utilisé dès le départ par ceux qui en disposent. Le circuit court et l’autosuffisance deviennent une solution de survie.

Lorsque la pandémie sera vaincue, nous ferons des comparaisons : à moyens et mesures comparables, les petits États européens ont-ils mieux résisté que les autres ? En mai 2018, le parlement catalan avait voté une loi rendant légale les réunions télématiques via internet. Suite à un recours gouvernemental, le tribunal constitutionnel a interdit ce type de pratique. Aujourd’hui, elle est évidemment devenue monnaie courante. Les obstacles juridiques ont disparu, tués eux aussi, par le coronavirus.

Deux mille cent prisonniers de droit commun quittent les prisons espagnoles sur décision expresse du ministre de l’intérieur le 25 mars. La semi-liberté leur est accordée et ils s’engagent à demeurer chez eux. Évidemment pas un seul prisonnier politique basque, y compris parmi les malades, ne bénéficie de ces élargissements. L’État français fait de même, il annonce vouloir libérer 5.000 détenus. Interrogé le 26 mars par une auditrice sur une radio, le préfet des Pyrénées-Atlantiques répond à propos des prisonniers basques qui demeurent derrière les barreaux : “Vous essayez de repasser par la fenêtre pour parler de politique, on n’est pas là pour faire de la polémique”.

Exode madrilène

Les populations de certaines régions, peu avant le confinement, ont vu arriver des milliers de Madrilènes soucieux de rejoindre des territoires censés être moins infectés. Des émigrés médicaux, en sommes. Lorsque l’on connaît la misère liée à la désertification que vivent des régions entières de la péninsule, souffrant depuis des décennies, de l’abandon et du mépris, rien d’étonnant que leurs indigènes s’interrogent, se méfient ou haussent le ton. L’espace, seul “commun” qu’ils détiennent encore et n’ont pas les moyens de protéger, est devenu lui aussi, objet de convoitise de la part des dominants. Ces derniers s’y installent sans leur demander leur avis, au risque irresponsable de répandre le virus encore plus rapidement. La recentralisation du pouvoir bat son plein. Le gouvernement place sous son autorité unique toutes les polices autonomes et les institutions sanitaires qui, selon la Constitution, relèvent des compétences des autonomies. Tout à coup, au regard de l’urgence, la Constitution qui nous est constamment opposée, n’existe plus. Le 15 mars, lors d’une vidéoconférence, tous les présidents de régions serrent les rangs derrière Pedro Sanchez pour lutter contre la pandémie. Seul le président catalan Quim Torra parle de “confiscation de compétences, l’état d’urgence ne servant qu’à recentraliser l’État, mais pas à déployer des moyens supplémentaires”. Mezzo voce, le président basque Iñigo Urkullu lui emboîte le pas.

État d’urgence compatible ou non avec la loi fondamentale, la plupart des juristes soutiennent le gouvernement, quelques-uns ergotent. Le gouvernement espagnol cherche à diminuer la circulation des voitures individuelles de 85 %. Du 30 mars au 9 avril, il veut paralyser les activités non essentielles du pays. Le lehendakari Iñigo Urkullu demande que chaque gouvernement autonome puisse définir les activités essentielles, en fonction du contexte économique de chaque région et de sa démographie. La sienne compte 265 morts.

Mauvais souvenirs et loi baillon

L’état d’urgence décrété le 14 mars restreint les libertés publiques fondamentales. Salariés comme biens peuvent être requis, les fonctionnaires récalcitrants suspendus, le rationnement mis en oeuvre, des travaux obligatoires imposés aux habitants. Le dernier état d’urgence décidé en Espagne a eu lieu en décembre 2010, pour lutter contre la grève des contrôleurs aériens. Il fut partiel et de courte durée. Il est aujourd’hui général et personne n’en connaît la date de levée. Quant aux réquisitions de salariés, certes elles sont communément admises dans le contexte actuel. Mais elles réveillent de bien mauvais souvenirs, ceux du travail forcé auquel furent soumis des centaines de milliers de Républicains espagnols condamnés par Franco. Les pouvoirs étendus de la police dans le pays, passent par l’application de la “loi baillon” approuvée par le PP en 2015, après un débat politique d’une exceptionnelle intensité. Cette loi transforme les délits prévus dans le code pénal en actes administratifs, donc passibles de sanctions administratives applicables immédiatement. Sont ici visés principalement, les droits des migrants et le droit de manifester pour les citoyens. Les contrevenants devront payer des amendes pouvant aller jusqu’à 600.000 euros. Filmer la police en action et en diffuser les images devient extraordinairement dangereux. Le pouvoir applique la bonne méthode utilisée en Catalogne, il vise en priorité le porte-monnaie pour calmer la contestation. Pedro Sanchez a promis qu’il annulerait cette loi. Aujourd’hui poussé par les circonstances, il l’applique et la banalise. Dans le sillage de Michel Foucault, le philosophe italien Giorgio Agamben rappelle : “Les gouvernements sécuritaires ne fonctionnent pas nécessairement en produisant la situation d’exception, mais en l’exploitant et en la dirigeant quand elle se produit (…). La fausse logique est toujours la même: comme face au terrorisme, on affirmait qu’il fallait supprimer la liberté pour la défendre, de même on nous dit qu’il faut suspendre la vie pour la protéger”.

Les gouvernements sécuritaires
ne fonctionnent pas nécessairement
en produisant la situation d’exception,
mais en l’exploitant et en la dirigeant
quand elle se produit (…).
La fausse logique est toujours la même :
comme face au terrorisme,
on affirmait qu’il fallait supprimer la liberté pour la défendre,
de même on nous dit qu’il faut suspendre la vie pour la protéger.

Le roi fait le beau Le roi Philippe VI, symbole et garant de l’unité nationale, revient sur le devant de la scène. Déclaration télévisée le 19 mars, le cœur sur la main, assorti d’un appel vibrant à la lutte jusqu’à la victoire, visite médiatisée dans un hôpital de campagne le 26 mars… il tente de redorer son blason particulièrement terni par les frasques de son père Juan Carlos. Il a annoncé qu’il renonçait à son héritage sentant le souffre. Une des maîtresses de Juan Carlos révèle à l’opinion ébahie, qu’elle a placé en Suisse et aux USA, 100 millions d’euros provenant d’une rétrocommission versée par l’Arabie Saoudite. Argent sale, évasion fiscale et monarchie, cela fait désordre au moment où la solidarité nationale est plus que jamais, l’alpha et l’oméga du pays. L’attitude du roi comme celle du chef du gouvernement, défenseurs de l’Espagne une et indivisible face à l’adversité, fait songer à la guerre de 1914-18 et aux années qui ont suivi. Une population disparate subit un drame sans précédent. Ses dirigeants rebondissent sur cet évènement et s’en servent, ils bâtissent et renforcent l’unité culturelle et politique de l’État-nation. Avec grandiloquence, Pablo Casado leader du PP, déclare le 18 mars : “C’est l’heure de l’Espagne éternelle. Nous commençons à poser les fondations de la patrie de nos enfants”.

L’armée espagnole se déploie

L’armée espagnole intervient pour lutter contre la pandémie, 2.600 hommes sont mobilisés, 400 ont été d’urgence, rapatriés d’Irak. Ils désinfectent des installations, les gares, les ports et les aéroports. On voit moins les nouveaux héros du jour protéger en priorité les centrales nucléaires. Dans 48 villes, les soldats exhibant leurs armes ou à bord de tanquettes, arpentent les rues désertes. En Pays Basque, cela fait tousser tant la chose est chargée de symboles et d’histoire. Les photos de militaires occupant la vieille cité navarraise d’Olite font même éclater de rire : leur véhicule blindé demeure coincé dans une rue trop étroite. Le ridicule tue, aussi. Les Catalans qui ont fait appel à l’intervention de l’armée pour des taches bien précises, se plaignent des démonstrations de militarisme dans l’espace public et parlent d’un retour déguisé de l’article 155 de la Constitution. Ce texte permit de suspendre le statut d’autonomie lors du référendum d’autodétermination. Dans sa communication écrite, le gouvernement espagnol écrit le mot “virus” en jaune. Or il s’agit de la couleur emblématique utilisée par les indépendantistes pour revendiquer en faveur des preso, des exilés, du référendum. Le diable se glisse toujours dans les détails. Un tel choix gouvernemental met à mal l’unité affichée officiellement, pour venir à bout du virus. Les pays d’Europe du nord, Hollande en tête, critiquent la mauvaise gestion de la crise par l’Espagne. Du point de vue du nombre de morts, un abîme sépare l’Espagne du Portugal. Au soir du 29 mars, 6.606 décès pour la première et 119 pour le second.

Huskeria hutsa, dena huskeria da, dio Koheletek. Nous nous croyions tout puissants. Le coronavirus met à mal un modèle économique, culturel et de société, imposé violemment par l’Occident à toute une planète Terre mise en coupe réglée. Maigre consolation pour les peuples indiens et autres tribus indigènes, leurs dieux, leurs langues et leurs musiques, ravagés ou totalement disparus. Du XVIe au XIXe siècle, nous leur avons “apporté les bienfaits de LA civilisation”. Mais surtout, la variole, le typhus, la grippe, la diphtérie, la rougeole, la peste, la coqueluche, la syphilis. Parfois de façon volontaire avec le fameux épisode de la distribution, par nos soins, de couvertures contaminées. L’histoire bégaie.

(1) Déclaration de la porte-parole du gouvernement catalan Meritxel Budó.

(2) Le leader d’extrême droite et anti-répubicain José Calvo Sotelo, lors d’un meeting au fronton d’Urrumea (Donostia), le 10 novembre 1935, prononça la phrase suivante qui passa à la postérité : “Entre une Espagne rouge et une Espagne brisée, je préfère la première qui serait un état passager, alors que la seconde serait définitive”.

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